Dieu à la recherche d’humanité
La fuite en Egypte, dimanche après Noël.
Ga, 1,11-19 – Mt 2,13-23.
Au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit,
Frères et sœurs,
Dans les récits de la naissance de Jésus et de la visite des trois mages (que nous avons entendus ces derniers jours), l’évangéliste Matthieu accumule, en quelques versets, un nombre impressionnant de titres et d’appellations pour l’enfant qui vient de naître. Déjà le nom même de Jésus – Iéshoua en hébreux – signifie « le Seigneur qui sauve » (Mt 1,21). Mais on l’appelle aussi « Emmanuel » (Mt 1,23) : Dieu avec nous. Pour les mages, il est le « Roi des Juifs » (Mt 2,2 ; cf. Mt 27,29) - le vrai roi du peuple, qui viendra remplacer le roi Hérode, qui n’est que le « roi de Judée », le chef d’une province de l’empire romaine. Le nouveau-né est appelé aussi le Messie (2,4), longuement attendu par le peuple d’Israël, c’est à dire le Christ, Celui qui a reçu l’onction divine pour être le berger, pour être celui « qui fera paître Israël, mon peuple » (Mt 2,6).
D’autres noms y ont été ajoutés ce matin, comme nous allons voir. L’évangile d’aujourd’hui se présente en quelque sorte comme un triptyque, comme un de ces retables du XVe siècle, où nous voyons au centre le massacre des Saints innocents, à gauche la fuite en Egypte, et à droite le retour de l’Egypte en terre d’Israël. Nos cartes de Noël nous ont habitués peut-être trop facilement à voir dans la Fuite en Egypte une scène idyllique de la sainte famille et nous on fait oublier le caractère dramatique de tels événements. Les innombrables réfugiés venus en Europe au cours des derniers mois sont là pour nous rappeler que le massacre des innocents continue et que l’on ne quitte sa patrie et sa culture que pour sauver sa vie. Les exodes ont toujours été une question de vie ou de mort.
Car il s’agit ici d’exode et de salut. A plusieurs reprises, saint Matthieu emploie ici le verbe grec « anachôreô », se retirer : pour échapper à la ruse et la folie d’Hérode, les mages « se retirent » dans leur patrie et Joseph « se retire en Egypte » avec Marie et l’Enfant. Plus tard, le même verbe sera encore employé par Matthieu pour dire que Jésus se retire en Galilée quand il apprend la mort de Jean-Baptiste (Mt 4,12), ou encore quand il apprend que les pharisiens veulent le faire périr (Mt 12,15). Comme vous savez, c’est le même verbe anachôreô qui a donné son nom aux « anachorètes » qui se retiraient dans le désert « pour sauver leur âme », leur vie intérieure.
La Sainte famille part en Egypte pour en revenir, « pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : ‘D’Egypte, j’ai appelé mon fils’ (Mt 2,15 ; Osée 11,1). Deux fois, en fait, il s’agit d’un exode vital. Le départ pour l’Egypte – qui fait échapper Jésus au massacre d’Hérode – est semblable à celui du vieux Jacob qui rejoint enfin son fils Joseph en Egypte pour échapper à la famine. Le retour d’Egypte en terre d’Israël est comparé au grand Exode du peuple d’Israël à travers le désert et la Mer Rouge vers la terre promise, pour échapper à l’esclavage du pharaon. Mais la prophétie d’Osée, qui est citée ici par saint Matthieu, montre que l’esclavage du peuple continue aujourd’hui et qu’un nouvel Exode est nécessaire. Le Seigneur s’y lamente, en effet, de l’infidélité de son peuple : « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Mais plus je l’appelais, plus ils s’éloignaient de moi. (…) Moi, j’avais appris à marcher à Ephraïm, je les prenais par les bras, et ils n’ont pas compris que je prenais soin d’eux ! » (Osée, 11,1-3)[1].
Mais qui est le fils dans cette prophétie ? Tout d’abord, il s’agit d’Israël, bien sûr, qui est sorti d’Egypte vers la Terre promise. Mais c’est aussi le Messie, qui s’identifie, en Jésus, au destin de son peuple pour le sauver. Jésus refait ici l’Exode, il refait le chemin du peuple « qui marchait dans les ténèbres et l’ombre de la mort » pour le conduire vers « une grande lumière ». Il l’expérimente ici, et dès l’enfance, ce qu’il va revivre dans sa Passion et sa Résurrection : son Exode vers le Père.
Mais remarquons le bien : il ne s’agit pas d’un exode qui aboutit à une conquête armée de la Terre promise, comme celle de l’Ancien Testament. Jésus conquiert la Terre promise, la Terre d’Israël, par la fragilité. Persécuté, il se rend d’abord en Egypte – comme disait saint Jean Chrysostome – pour consoler le peuple égyptien des anciennes plaies que l’entêtement du pharaon leur avait infligées. Mais il le fait dans la pauvreté et le dénuement. « Avez-vous jamais vu la richesse d’une telle pauvreté !? » s’exclame Jean Chrysostome. La fuite en Egypte et son retour à Nazareth sont, en quelque sorte, les premiers pas de l’Incarnation du Fils de Dieu : Jésus est à la recherche de l’homme pour le sauver, Dieu est à la recherche de l’humanité, et pour cela il est à la recherche d’humanité et de fragilité dans un monde cruel. Il cherche à être accueilli comme une lumière qui brille dans les ténèbres, une lumière fragile mais capable de briser les portes de l’Enfer. Accueillons cette fragilité en nous. C’est en elle que Dieu s’est incarné !
Antoine Lambrechts
27 décembre 2015
[1] Les Targoums juifs interprètent : « Depuis les temps d’Egypte jusqu’à maintenant je les ai appelés fils ». Cf. A. Mello, Evangile selon saint Matthieu, 1999, p. 76.