Voici que nous sommes arrivés à un moment de nos célébrations qui pour beaucoup de gens pose pas mal de difficultés. Où sommes-nous au juste?; à quel moment exact entre la passion du Christ et sa résurrection nous trouvons-nous maintenant?; est-Il déjà ressuscité, ou faut-il quand-même encore attendre jusqu’à cette nuit?; mais alors, sommes-nous déjà en joie ou encore en deuil?; mais si nous sommes en deuil, pourquoi avons-nous changé les couleurs de noir en clair et pourquoi avons-nous entendu l’Évangile de la résurrection du Christ?; si, d’autre part, nous sommes déjà en joie, pourquoi attendre la nuit prochaine pour donner libre cours à nos chants et nos sentiments de joie et à nos exclamations: “Le Christ est ressuscité!”?
Le véritable problème est que trop souvent nous nous arrêtons à l’aspect chronologique du temps sans être capable d’y discerner le ‘Kairos’: le temps comme moment unique et propice. C’est que trop souvent nous ne prenons en considération que les apparences ou, mieux, nous nous arrêtons à ce qui nous paraît, comme s’il n’y avait rien au delà, comme si la réalité d’une chose s’arrête là où son ombre nous atteint, comme si le mystère n’est que le superflu d’une chose au lieu d’en être l’essentiel, comme si le temps est là pour lui-même, comme si le temps devait s’épuiser en lui-même au lieu d’être le ‘pli’ à travers lequel l’immense mystère de l’Être et de la Création se dévoile devant nous tel une étoffe aux plis nombreux, tissée par le tisserand céleste pour nous en revêtir tout entier et tous ensemble.
Or le moment présent est, en effet, le temps par excellence de l’Eucharistie, car nous sommes arrivés au point mort du temps. D’ici, le temps ne recommencera que comme pulsion d’‘Eucharistie universelle’ et à son rythme, nous transformant nous-mêmes, chacun tout entier et tous ensemble en un seul corps d’Eucharistie. Le sens de toute Eucharistie ne se dévoile qu’au cœur de ce Grand Sabbat. Mais, en même temps, tout ce que ce grand et saint samedi contient et signifie, tout le mystère de la passion et de la résurrection du Christ, ne se communique à nous en plénitude qu’à travers l’Eucharistie, qu’à travers toute Eucharistie que nous célébrons.
En effet, il n’y a pas d’Eucharistie où nous ne faisons pas mémoire de la dernière cène et de tout ce que nous sommes en train de célébrer pendant ces jours. Ainsi, après avoir dit sur le pain et le vin les paroles du Seigneur “Mangez, ceci est mon Corps…” et “Buvez, ceci est mon Sang…”, le prêtre fait mémoire de tout ce qui a été accompli pour notre salut: la croix, la sépulture, la résurrection au troisième jour, voire même déjà la montée aux cieux, l’intronisation à la droite du Père et la seconde et glorieuse venue du Christ. Ensuite, nous ayant insérés pour ainsi dire dans cette mémoire toute entière du mystère du Christ – de sa mort à sa seconde venue dans la gloire – le prêtre prie Dieu pour qu’Il envoie son Esprit Saint sur nous tous ainsi que sur le pain et vin, pour que dans la communion au Corps et au Sang du Christ nous devenions nous-mêmes, tout entier et tous ensemble, ce corps eucharistique du Christ. Ainsi n’y a-t-il pas d’Eucharistie où nous ne traversons pas l’entier mystère de la passion et de la résurrection de Christ et où l’Esprit Saint ne nous est pas donné en plénitude.
Or, ce que dans chaque Eucharistie nous célébrons comme en un noyau, a été dévoilé devant nos yeux lors des derniers jours comme la succession chronologique des événements qui constituent le récit de la passion et de la résurrection du Christ. Mais faisons bien attention: n’oublions pas que le mystère ne tient que dans son ensemble. La passion n’est pas un mystère sans la résurrection, la résurrection n’est pas un mystère sans la passion, et tous les deux ne sont pas un mystère – c’est-à-dire un mystère qui nous regarde et nous touche! – sans le don de l’Esprit Saint et sans la seconde venue du Christ dans la gloire. Donc, en ces jours, nous avons en quelque sorte ‘déplié le mystère: cette étoffe aux nombreux plis que constitue la mémoire a été dévoilée et dépliée devant nos yeux. Cependant, cela ne s’est pas fait pour que nous nous arrêtions à la ‘chronologie’, pour que nous découpions la mémoire en morceaux plus au moins autonomes, mais justement pour fortifier notre sens de la mémoire, pour que chaque élément constitutif de notre être eucharistique – de notre être christique – reprenne vigueur et puisse accomplir de nouveau et de manière plus intense la présence et l’œuvre de Dieu dans sa Création, par la mort, la sépulture, la résurrection, l’ascension et la seconde venue du Christ dans la gloire, présentes au dedans de nous.
Alors, avec tout ceci, quel est ce moment où nous sommes arrivés ici et maintenant? Comment y discerner le Kairos de notre salut, le moment unique et propice où s’accomplit le salut de Dieu dans le monde qu’Il a créé? C’est que la contemplation du mystère dans chacune de ses articulations nous a permis de descendre au point le plus bas de la Kénose de notre Dieu, au point où son anéantissement est accompli entièrement et d’où ce qui va resurgir ne peut être que vie pure. Ainsi, Jeudi-Saint, nous avons célébré – nous avons fait mémoire – comment Jésus a assigné au pain et au vin du repas pascal la signification de tout ce qu’Il allait traverser dans son corps pendant les heures et les jours suivants. De ces événements nous avons vécu de près l’agonie dans le jardin de Gethsémanie, l’arrestation, le procès, les humiliations et les tortures, la condamnation, la crucifixion et la mise au tombeau. Hier soir nous nous trouvions là – mais toujours ici! – près du tombeau du Seigneur. Nous avons fait entendre nos lamentations. Mais nous ne nous sommes pas arrêtés là. Non, nous avons accompagné le Christ dans sa descente au plus profond des enfers, hier soir, quand comme en un cortège triomphal nous avons traversé les ténèbres pour aboutir ici même, en ce lieu qui depuis lors représente les antres de la terre. Puis nous nous sommes donné du repos. Et maintenant, au point où ce grand sabbat touche à sa fin, ce grand sabbat où Dieu repose avec les hommes et tandis que le Christ est toujours là, déposé parmi nous, dans cette profondeur de la terre – même si depuis hier soir elle a déjà bien perdu de son obscurité – nous célébrons l’Eucharistie! Et dans cette Eucharistie nous passons de nouveau en revue l’ensemble de cette étoffe ou, mieux, nous la retraversons, c’est-à-dire nous faisons à nouveau mémoire de tout ce qui la constitue. L’Eucharistie au plus profond des enfers: l’Eucharistie qui restaure le lien par lequel la création toute entière, de bas en haut, retrouve son unité originelle: l’Eucharistie, qui nous transforme en sacrement – en mystère pour le monde – par le quel cette unité est opérée.
Cependant, tout ceci n’est pas en premier lieu une chose liturgique ou, mieux, tout ceci ne s’épuise pas dans nos célébrations. Non, la liturgie elle-même est le pli par lequel il nous est donné de participer, ici et maintenant, à l’immense tissu du mystère de la vie et de la création. La liturgie est la densification de ce mystère, elle en est le symbole par excellence, car elle est le mémorial de son événement fondateur: la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Ne nous arrêtons donc pas au bord du mystère, là où son ombre nous atteint, mais traversons-le! C’est bien pour cela qu’il nous est donné d’y participer en symboles. Intensifions donc notre présence, ici et maintenant, en resserrant le lien eucharistique – c’est-à-dire christique – qui nous lie les uns aux autres. Reprenons force véritable, nourissons-nous de l’agneau pascal qui nous est préparé. Et quand la fête est finie, sachons qu’elle n’est pas épuisée pour autant. Loin de là! Car quand nous sortons de nos églises nous devons en sortir comme étant des temples nous-mêmes, chacun de nous et tous ensemble: des temples d'Eucharistie universelle, des temples où les profondeurs de la terre – oui, les enfers, les nôtres et ceux du monde – rejoignent sans cesse le plus haut des cieux et où la résurrection du Christ illumine les hommes et la création toute entière. Car le monde passera, avec ses temples de pierre et ses beaux monuments, mais les temples de chair et d’Esprit divin demeureront: le corps du Christ ne meurt plus mais vivra éternellement.
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