Aujourd’hui la terre et le ciel sont en fête. La raison de cette fête est la mémoire de la Dormition de Marie, la Mère de Jésus, qui, comme nous le voyons sur l’icône, est portée au ciel dans les bras de son Fils, accompagnée par les armées célestes des anges. Et cela se passe au plein milieu de l’Église, “Une Sainte Catholique et Apostolique”: c’est-à-dire, au milieu des Apôtres, accourus – sur des nuages! – depuis les confins de la terre et rassemblés comme au soir de la Résurrection, quand le Christ s’était manifesté au milieu d’eux. Mais cette fois-ci ce n’est pas le Corps du Christ qu’ils entourent mais celui de la Mère de Dieu.
Quand on célèbre la mémoire d’une personne, qu’il s’agisse d’une anniversaire, d’un événement joyeux ou même du décès, la mémoire ne reste pas attachée exclusivement à la personne en question, mais le mystère de la personne se manifeste et se communique à ceux qui célèbrent sa mémoire, devenant ainsi leur propre mystère: la communion dans la mémoire est une communion dans le mystère. Car le mystère – celui de Dieu, du Christ, de la Mère de Dieu, de chacun de nous – n’est pas un secret qui doit rester caché, mais un secret dans sa révélation, un secret qui se donne et qui doit être reçu en communion avec le même respect par lequel on célèbre les choses saintes.
Devant la Dormition de Marie le ciel est en fête parce que la Mère de Dieu est intronisée comme la Reine du ciel. La terre est en fête parce que la Mère du Fils de l’homme – notre sœur! – a rejoint son fils – notre frère et notre Dieu – et la Nouvelle Ève distribue aux enfants d’Adam abondamment de tous les fruits du Paradis. Et les anges aussi sont en fête, ces créatures célestes que Dieu a établies à son propre service et à celui des hommes. Car si les Apôtres, les amis du Christ, ne jeûnent pas mais sont en fête quand ils sont avec l’époux, les anges sont en fête quand ils sont avec l’épouse, la Reine du Ciel et la Mère de Dieu.
L’année liturgique, qui commence le 1er septembre et débute vraiment avec la fête de la Nativité de la Mère de Dieu, le 8 septembre, est clôturée en quelque sorte avec la fête d’aujourd’hui. L’année liturgique suit ainsi le parcours de la vie de la Mère de Dieu qui se déploie devant nos yeux et devant nos bouches comme le Paradis tout plein d’arbres festifs, entourant l’arbre de Vie au milieu du Paradis, qui est la célébration de mystère de Pâques. Mais la Dormition elle-même est aussi entourée de deux fêtes qui sont en rapport étroit avec la fête de Pâques: la Transfiguration, le 6 août, où le Christ devient tout entier lumière de Dieu, mystère de la Résurrection qui se manifeste et se communique à travers son Corps, et l’Exaltation de la Sainte Croix, le 14 septembre, où l’ignominie de la Croix est célébrée comme instrument universel du Salut de Dieu. Ces fêtes sont en quelque sorte le pendant des célébrations pascales, le 6 août miroitant le dimanche de la Résurrection et le 14 septembre miroitant le vendredi saint.
Dans ce sens, la Dormition de la Mère de Dieu est bien le pendant du samedi saint, miroitant le repos du Christ dans le Tombeau, la lamentation des myrophores, le cortège à la fois funèbre et triomphale du Christ et des âmes défunts qui traverse les profondeurs de la Création, la consternation de l’Hadès qui se voit privé de ses morts et l’émerveillement des chœurs angéliques devant le chœur des humains qui les rejoint dans un unique chant de louange. Mais maintenant, au lieu du Christ c’est la Vierge qui repose dans le Tombeau, les myrophores sont remplacées par les apôtres, à la place des âmes défuntes qui accompagnaient le Christ il y a les anges qui accompagnent la Mère de Dieu, la traversée des profondeurs de la terre est devenue la traversée des cieux, l’Hadès se voit confirmé dans sa consternation et les anges ont appris à ne plus s’émerveiller du chant de l’Église, parce que depuis la Résurrection les anges et les hommes n’ont plus cessé de chanter ensemble, en chœur double et en harmonie étendue. De plus, les anges savent que l’épouse de Dieu qu’ils escortent est bel et bien une fille d’Adam, à la fois la Reine des cieux et le commandant des armées des fidèles. Aujourd’hui c’est donc plutôt les anges qui rejoignent le chœur des humains que le contraire!
Or, chaque fête et chaque célébration ont leurs propres chants. Mais il en est un qui est commun a toutes les fêtes, qui relie les fêtes entre elles et qui nous transporte lors de chaque liturgie dans une mémoire unique que chaque fête déploie à sa façon. Il s’agit de l’hymne des chérubins (que, pourtant, justement le samedi saint on ne chante pas): “Nous qui mystiquement représentons les chérubins et chantons à la vivifiante Trinité l’hymne trois fois sainte, déposons maintenant tout souci du monde pour recevoir le Roi de l’Univers, escorté invisiblement des chœurs angéliques. Alléluia”. Cette hymne accompagne le transfert du pain et du vin sur l’autel où ils sont transfigurés comme le Christ sur la montagne du Tabor et d’où ils nous seront donnés en partage pour communier dans le mystère du Christ ressuscité.
Mais pourquoi faut-il déposer ‘tout souci du monde’? Les soucis du monde et tous nos soucis n’ont-ils pas de place dans notre liturgie ou devant le Roi de l’Univers? Bien au contraire! Mais il s’agit ici plutôt de toutes ces préoccupations dont Marthe est la sainte patronne et qu’il faut pouvoir mettre sur ‘non-actif’, comme nous l’avons entendu dans l’évangile, pour privilégier un moment l’attitude de Marie, assise au pieds du Seigneur et écoutant sa Parole. Et que signifie-t-il que de ‘représenter les chérubins’? Ne pouvons-nous pas être nous-mêmes mais devons-nous représenter quelqu’un ou quelque chose d’autre? Or, il ne s’agit pas ici d’une représentation de ce qui est absent mais d’une façon d’être en communion avec ce qui est présent en mystère. Car le mot ‘représenter’ traduit le mot grec ‘ikonizontes’: nous qui sommes icône des chérubins, c’est-à-dire nous qui communions avec les chérubins dans un seul et même mystère, nous qui nous tenons devant le trône de Dieu pour chanter sa louange et qui, en ce jour, accompagnons la Mère de Dieu comme ses amis et ses filles d’honneur. Finalement, que signifie le mot ‘mystiquement’? S’agit-il de quelque chose de secret? Oui, cependant il ne s’agit pas d’un secret qui doit rester caché mais d’un secret dans sa révélation. ‘Mystiquement’ veut dire ‘sacramentalement’, du mot mysterion qui veut dire sacrement. Or, trop souvent nous enfermons le sacrement dans des catégories trop étroites comme si sa place est dans une petite boîte d’où il peut sortir quand bon il nous semble. Cependant, le sacrement est tout le mystère de la vie – de la vie de chacun de nous – et ce mystère est par essence communion: communion avec Dieu, communion de nous tous, frères et sœurs, dans le Christ, communion avec toute l’œuvre de Dieu, participation dans tout ce que Dieu fait, présence pleine et entière dans tout ce dont nous faisons mémoire. Et aujourd’hui, faisant mémoire de la Dormition de la Mère de Dieu, nous sommes icône des chérubins avec qui nous accompagnons notre Mère et notre soeur dans les bras de son Fils et notre frère.
Aujourd’hui ce n’est pas le Christ, étendu dans les bras de sa Mère, qui dit: “Ne me pleure pas, ma Mère”, mais c’est la Mère qui est serrée dans les bras de son Fils qui lui dit: “Ne pleure plus, ma Mère, ni sur toi-même ni sur les autres fils et filles d’Adam et d’Ève. Car nous ne nous quitterons plus. En toi et avec toi tes frères et tes sœurs se trouvent serrés dans mes bras. En toi et en moi toute dualité entre le ciel et la terre est dépassée, devenue superflue, transfigurée. En toi le mystère caché depuis les siècles se révèle à tous ceux qui se réfugient sous ta protection pour devenir comme toi: Vierge pure et Mère de la Vie.