L’argument de la fête de ce jour est inspiré d’une histoire qui peut nous paraître extravagante: il s’agit du récit légendaire de la mort de Marie, la Mère de Jésus. Si l’Évangile, en dehors de ce qui touche aux confrontations décisives entre le destin de Jésus et celui de sa mère, ne dit rien de la vie personnelle de Marie, en revanche, nombre de récits, dits apocryphes, vont tenter de réécrire en pointillé tout ce que le témoignage des Évangiles canoniques ne dit pas. C’est ainsi qu’à propos de la mort de Marie ont fleuri, dans la littérature byzantine, des récits d’inspiration très ancienne. Ces récits de “Dormition” ou “Repos” (anápavsis) de la Mère de Dieu sont connus de la tradition latine sous le nom de Transitus Mariae.
Nous apprenons que, trois jours avant la mort de la Théotokos, un ange – le “grand ange” – apparaît à la Vierge et lui annonce son départ de cette terre en l’invitant à se rendre préalablement au Mont des Oliviers. Le premier jour, la Mère de Dieu convoque parents et amis; elle les exhorte à veiller avec elle. L’apôtre Jean arrive de Sarde, sur une nuée, bientôt suivi de Pierre et des autres apôtres, par le même moyen de transport. Les deux premiers jours sont l’occasion d’une exhortation de Pierre à la vigilance devant la mort: il s’agit de tenir sa lampe allumée et de veiller, à l’instar des vierges sages de l’Évangile.
Le troisième jour, arrive le moment du départ. Marie s’allonge sur sa couche après avoir formulé une ultime prière. Le chœur des apôtres forme une couronne à son chevet. Soudain, comme dans une atmosphère de Pentecôte, survient le Seigneur en personne: un bruit de tonnerre a retenti, un parfum s’est répandu dans la chambre de la Vierge; et l’entourage des proches, à l’exception de Marie et des apôtres, est plongé dans un profond sommeil. Le ciel est descendu dans la chambre mortuaire. Or, cette fois-ci, ce n’est pas simplement Gabriel, comme au jour de l’Annonciation, mais toute la cour céleste qui se presse, escortant son Seigneur avec, à sa tête, l’archange Michel: celui qui a la charge de transporter les âmes jusqu’au trône de Dieu. L’âme de Marie, nous dit le récit, apparaît aux apôtres sous forme humaine, sept fois plus brillante que le soleil. Jésus reçoit l’âme de sa mère et la confie à l’archange Michel. Survient un miracle: le corps de Marie supplie le Seigneur de ne pas l’abandonner. Celui-ci répond: “Je ne t’abandonnerai pas, écrin de ma perle. Non, je ne t’abandonnerai pas, toi qui seule as été trouvée fidèle et a gardé intact le sceau de la virginité”.
Lorsque Jésus a disparu, toute l’assistance sort de la torpeur dans laquelle elle avait été plongée. Se forme alors un cortège funèbre qui conduit le cercueil jusqu’à Gethsémani. Pierre entonne le psaume 113: “Quand Israël sortit d’Égypte …”. En chemin, le cercueil est agressé. Les princes des prêtres veulent s’en emparer, mais les anges les frappent de cécité. Le seul d’entre eux qui est parvenu à toucher le cercueil voit ses mains y rester collées, détachées du reste du corps. Ce n’est qu’après avoir professé, sur les conseils de Pierre, une humble confession de foi et s’être répandu en moult bénédictions de la Vierge, inspirées des premiers livres de la Bible, que le malheureux est guéri de sa mutilation. Il se met alors à prêcher à ses congénères; et ceux des Juifs aveuglés qui croient en ses paroles recouvrent alors la vue. La finale du récit connaît de nombreuses variantes: nous savons que le corps de la Vierge est déposé dans un tombeau, à Gethsémani; en revanche, le mystère plane sur ce que ce corps est devenu.
Devant un tel récit, une question légitime se pose: d’où la Liturgie tire-t-elle une telle audace pour se risquer à franchir avec autant d’aisance les frontières du rationnel, alors que l’Eglise fait montre, par ailleurs, d’une vive suspicion à l’égard des textes apocryphes? Si l’on ne peut répondre de manière exhaustive à cette question, du moins peut-on, à travers la grâce de la fête, essayer de pressentir la vision profonde qui inspire la prière liturgique au-delà de la déroutante dramaturgie à laquelle elle se réfère. Certes, nous savons que l’homme a tendance à réécrire les “silences” de l’histoire avec son imagination. Singulièrement, en ce qui concerne Marie, on peut s’étonner de la place de choix que la Liturgie et la piété de l’Eglise lui réservent, alors même que les Évangiles se montrent d’une extrême discrétion à l’égard de sa personne. Or, précisément, la Liturgie n’a pas pour propos de nous “visionner” l’histoire des temps passés mais, bien au contraire, de nous initier au Mystère le plus actuel qui soit: un réel qui se situe dans l’au-delà de l’histoire, en une une dimension qui excède les limites de l’espace et du temps tout autant que la superficialité de nos perceptions quotidiennes.
L’imagination n’est pas simplement la faculté mentale d’inventer des histoires, elle est aussi la faculté spirituelle de voir au-delà de qui est visible et d’entendre au-delà de ce qui est audible. Que saurions-nous réellement du Mystère du Christ si, en lisant les textes des Écritures, nous étions dépourvus de cette faculté de saisir ce que l’on ne voit pas et d’entendre ce qui n’est pas dit? Le Verbe de Dieu se manifeste sur fond de silence, et ce silence est même essentiel à la manifestation du Verbe. La lumière divine ne perce que sur fond d’obscurité, à l’instar d’un ciel étoilé. Les silences observés par les Évangiles sont nécessaires et intimement liés à la manifestation de la Parole. Sans doute fallait-il que Marie, dans l’effacement de sa personne, incarne parfaitement ce silence, pour que Jésus, de son côté, soit parfaitement manifesté au monde comme l’incarnation de la Parole de Vie. C’est parce que Marie savait écouter silencieusement qu’un Verbe divin a pu être proféré et entendu. La nuit profonde à travers laquelle a pu jaillir la Lumière de la Vie correspond peut-être aussi à la foi de Marie. C’est parce que Marie a cru dans l’obscurité que la Lumière de la Gloire a trouvé le mystérieux point d’appui de sa foi pour se rendre visible au monde comme une lumière de Résurrection.
Devant un tel paradoxe, que pouvons-nous comprendre du sens de notre Liturgie chrétienne? Celui-ci n’est pas de nous endoctriner, ni d’exacerber notre piété ou de nous faire la morale, mais bien plutôt de faire de nous des “hommes”: des hommes authentiques, dans le sens le plus divin du terme. La Liturgie poursuit la noble ambition de prolonger l’œuvre de Dieu dans l’histoire. Elle réécrit sans cesse l’histoire sainte, une histoire qui n’est pas anecdotique, mais bien plutôt le déploiement d’une création divine. Voilà pourquoi la vérité de la Liturgie est sa propre beauté. La véritable Liturgie est notre service envers la création au côté du Christ grand Prêtre: avec lui, en lui et par lui. Pour ce faire, il nous faut apprendre à bénir, à glorifier et à rendre grâces: autant d’actions étrangères à l’activité industrieuse d’une humanité qui construit son monde dans l’oubli de son frère et de son Dieu. La double vocation du disciple de Jésus-Christ est de laver les pieds de ses frères et d’être un témoin conscient des œuvres de la Sagesse. C’est cela-même le service de la création. Cette double vocation s’accomplit lorsque des chrétiens deviennent, par ce qui émane de leur être profond – la louange, l’action de grâce et la doxologie – la mémoire vivante de la Pâque de Dieu en ce monde. C’est ainsi, en effet, que se diffuse jusqu’aux confins de l’univers l’énergie printanière de la Résurrection.
Si donc la fête de ce jour s’inspire du récit légendaire du trépas de Marie, ce n’est pas pour flatter notre sensibilité ou satisfaire notre curiosité: ce n’est pas pour nous proposer une “histoire” de plus, mais pour nourrir notre foi par la contemplation d’une icône. Ce recours à l’imagination créatrice, fidèle à la lecture midrashique des rabbins, nous ouvre en fait les chemins infinis d’une méditation en profondeur des Écritures et nous met en prise directe avec l’œuvre de la Sagesse divine. Si nous acceptons de voir cette fête de la Dormition à travers le regard mystique de l’icône, nous pouvons aussi entendre différemment le passage de l’Évangile de ce jour: celui des deux sœurs Marthe et Marie. Quittons un instant l’histoire et la morale de l’histoire, c’est-à-dire l’opposition traditionnelle entre la sœur “hyperactive” et la sœur contemplative. Peut-être, avec l’audace même de la foi, osera-t-on voir, à travers ces deux sœurs, deux figures étroitement complémentaires, comme le sont entre elles l’icône du Christ et de la Vierge. Marthe représenterait le pôle visible du Christ, celui qui se manifeste à travers les œuvres et la parole: l’œuvre du service des frères qui émane de l’amour et engendre la foi. Quant à sa sœur Marie, elle représenterait, à l’instar de Marie, la Mère de Jésus, le pôle invisible du mystère du Christ, celui qui se tient dans le retrait de l’écoute: l’écoute silencieuse, née de la foi et qui engendre l’amour. L’activité de Marthe n’est pas pensable sans le repos apparent de Marie, pas plus que l’amour n’est pensable sans la foi. Toute œuvre de l’amour qui n’est pas reliée à la vision profonde de la foi peut devenir de l’agitation; mais la foi qui ne produit aucune œuvre est morte. Cependant, Jésus dit de Marie, la sœur de Marthe, qu’elle a choisi “la meilleure part”. Cela, plus que jamais, Jésus peut le dire de sa mère, à la différence de ce qu’a été son propre sort sur cette terre. Est-ce à dire que l’icône de la “Pleine de grâces” est plus sublime que celle du “Tout-puissant”? La vérité n’est pas dans la comparaison et encore moins dans l’opposition. Il n’y a, en tout, qu’un seul et indivisible Christ; mais si la face visible de ce Mystère, en la personne de Jésus, a pouvoir d’attirer toute chose à elle, la face cachée de ce même Mystère, en la figure de Marie, a pouvoir d’attirer le ciel sur la terre.
Mais alors, que pouvons apprendre de ce mystérieux trépas de Marie, en la fête présente? La mort que nous croyons voir n’est pas une mort, mais un éveil: l’éveil même de la foi. La mort de Marie nous initie à la vision du réel de l’autre côté du miroir; elle est ce fruit d’amour, né de la contemplation par laquelle la vie s’abandonne à la vie. Nous croyons être éveillés, parce que nous nous agitons à la manière de Marthe. En réalité, nous sommes endormis comme les amis et les proches réunis au chevet de la Vierge pour la veiller. Nous croyons voir les choses telles qu’elles sont; en fait, nous rêvons. En réalité, la mort de Marie a tout d’une véritable naissance: une “mise au monde”. Mais cette mise au monde est en même temps l’avènement d’un monde nouveau. Aux origines, lorsque Dieu créa le ciel et la terre, Adam s’est endormi pour donner naissance à Ève. Dans les temps de la fin, où le Christ nous ouvre les portes du Royaume, Marie entre dans le repos de son fils pour que s’éveille dans l’amour une humanité nouvelle, consciente de sa vocation ultime: une humanité se sachant à la fois fille d’Ève et fille de la Sagesse éternelle.