« On l’appellera Nazaréen » Cette citation ne figure nulle part dans l’A.T., du moins
telle qu’elle. Certes on peut rapprocher ce mot de « Nazaréen » du « nazir », un Juif qui était
consacré à Dieu (pour un certain temps ou pour la vie), et bien sûr Jésus était par excellence
totalement consacré à Dieu ; cela paraît néanmoins un peu tiré par les cheveux, comme
d’ailleurs les autres citations de l’A.T. entendues aujourd’hui. Dans la mentalité juive, en
effet, il était requis de tout justifier en référence à l’Écriture, sans nécessairement se
préoccuper du contexte auquel était empruntée la citation, comme c’est le cas de diverses
citations que nous venons d’entendre.
Cela ne correspond guère à notre manière de raisonner, qui exige qu’une citation
respecte le contexte d’où elle est prise. Comprenons bien, toutefois, qu’il s’agit d’une culture
différente de la nôtre, et non pas de « falsification », comme on pourrait le penser un peu trop
vite. La question pour nous est de faire l’effort d’entrer dans cette culture-là, puisque c’est
ainsi qu’a vécu Jéus.
Rappelons-nous en effet que, à la fin de l’évangile de Luc, Jésus parle aux deux
voyageurs qui se rendaient à Emmaüs : « Et, commençant par Moïse et tous les prophètes, Il
leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait » (Lc 24,27). C’est donc à coup
sûr une méthode valable, puisque Jésus lui-même l’emploie ! Mais il faut bien voir dans quel
contexte Jésus l’a employée. Le but de son explication, c’est de permettre aux deux disciples
d’entrer dans la Révélation, et d’être capables d’assimiler cette vérité, à savoir que le Messie
était venu et que la promesse divine s’était vraiment accomplie, mais d’une manière tout autre
que celle que les Juifs de l’époque attendaient : ils espéraient un Messie politique, mais Dieu
a envoyé un vrai messie, le Sauveur du monde !
Et là nous retrouvons la première phrase de l’épître de ce dimanche, à savoir que «
L’Évangile que je vous annonce n’est pas la mesure humaine ». Car le salut que Dieu nous
donne n’est pas non plus à mesure humaine : il ne s’agit pas de réaliser un paradis terrestre
impossible, comme nous l’avons dit dans l’homélie de Noël, mais de nous mettre en mesure
de réaliser notre propre salut en acceptant de suivre librement Jésus. Pour cela, il est
nécessaire d’accepter d’entrer dans une autre dimension, celle de la liberté. Rendons-nous
compte que la manière de raisonner de notre société repose sur la matérialité des faits (comme
dans les sciences naturelles), et donc sur le déterminisme car, par définition, un phénomène
naturel n’est pas libre de se produire ou non : si on lâche un poids, il tombe nécessairement, si
on met le feu à de la paille sèche, elle n’est pas libre de refuser de s’enflammer… Ce n’est pas
du tout le cas pour ce qui concerne les événements humains : tous les historiens savent que,
s’il arrive souvent que les mêmes causes produisent les mêmes effets, parce que tous les
hommes ont tendance à avoir les mêmes faiblesses, nous savons aussi que cela n’arrive pas
nécessairement – et c’est heureux, ajouterai-je, cas sinon l’esclavage n’aurait jamais cessé
(même s’il n’a hélas pas encore disparu complètement), les guerres ne connaîtraient jamais de
fin (certes, il y en a encore beaucoup, beaucoup trop…) et que, si le colonialisme existe sans
doute toujours mais sous une forme différente, il y a quand même des droits qui ont été
reconnus au moins sur papier… En fait, les « droits de l’homme », largement admis
aujourd’hui au moins sur papier – même si les êtres humains peuvent arriver à tordre les
meilleures lois lorsqu’ils le veulent, justement parce que nous sommes libres, et pouvons donc
toujours refuser de faire le bien – sont le fruit de la prédication de Jésus, passés peu à peu
dans la société : qu’ils aient été « récupérés » comme si c’était un bien universel découvert
par l’homme lui-même n’a pas d’importance à mes yeux : ce qui compte, c’est qu’on les
reconnaisse et, si possible, qu’on les respecte ! C’est pour moi la preuve manifeste que la
patience de Dieu porte ses fruits !
C’est ainsi que j’en viens à présent à l’Évangile de ce jour, qui nous raconte qu’Hérode
s’est comporté comme la plupart des dictateurs, cherchant à défendre son trône à tout prix, et
que de son côté Joseph s’est comporté comme un père de famille responsable, essayant de
mettre l’enfant à l’abri, revenant ensuite dans son pays quand le danger était passé. En fait, cet
épisode est construit par l’évangile de Matthieu comme une annonce de ce que sera la vie et la
mission de Jésus. D’abord, il y eut le voyage vers Bethléem, causé par le recensement : du
début à la fin, toute la vie de Jésus, y compris dans celle de ses parents, est marquée par
l’obéissance à la volonté de Dieu, mais aussi aux circonstances, interprétées comme
exprimant la volonté divine, y compris dans le fait de devoir loger dans une grotte, et la
réponse de Dieu qui, de la manière la plus inattendue, envoie les mages et les bergers adorer
le Seigneur. Ensuite, la manière dont Hérode se comporte annonce l’opposition sans merci
des Autorités juives contre Jésus, qui se manifestera de manière progressive et finira par la
Croix. La fuite en Égypte, tout en étant aussi obéissance à Dieu, suggère aussi l’ouverture du
salut à tous les peuples. L’installation à Nazareth, parmi les Galiléens qui étaient méprisés par
les « bons Juifs » – ou du moins ceux qui se considéraient tels – annonce que le salut n’est pas
une propriété héritée de la descendance d’Abraham, ni acquise par une observation
méticuleuse de la Loi, mais qu’il vient de la foi, comme S. Paul le dira clairement : « En effet,
c'est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous,
c'est le don de Dieu » (Eph 2,8).
Et c’est bien là que je veux en venir. Car l’Évangile, ce n’est pas seulement un récit du
passé, c’est un message que Dieu nous adresse à tous et à chacun pour notre vie présente.
Quand je lis l’évangile de ce dimanche, je m’interroge bien plus sur ce que moi je dois faire
que sur ce qui a pu se passer il y a deux mille ans. Qu’il y ait des dictateurs sanguinaires,
hélas, n’est pas seulement une situation du passé, elle se produit encore, et je crains bien
qu’elle continuera de se produire aussi longtemps qu’il y aura des êtres humains assoiffés de
pouvoir. Qu’un père fasse de son mieux pour protéger ses enfants, j’espère que cela
continuera à se produire le plus souvent possible même si, hélas, ce n’est pas toujours le cas.
Qu’il y ait des migrants et des réfugiés, on en parle tous les jours. Mais la question que je me
pose, c’est de savoir comment moi, personnellement, je réagis devant ce qui arrive, et devant
ce qui m’arrive à moi. Est-ce que, devant les événements du monde, j’essaie de jouer au
prophète en prétendant prédire ce qui va arriver, ou est-ce que je m’en remets à la Providence,
y compris pour les événements qui peuvent me faire peur ? Je cite parfois – parce que cela
m’avait frappé lorsque j’étais adolescent – le passage du film d’Ingmar Bergman “Les
Communiants” (1962) où une personne se suicide à la nouvelle que la Chine de Mao va
mettre au point une bombe atomique et qu’on s’attend à ce que cette bombe explose sur nous
à tout moment… et bien sûr, nous savons que cette bombe-là n’a toujours pas explosé au-
dessus de nos têtes. Ce n’est pas la bombe qui a tué cet homme, c’est sa peur ! Cela vaut aussi
pour mes difficultés personnelles : si j’appréhende une très grave difficulté que je ne puis pas
éviter, vais-je essayer de l’esquiver par des moyens humains, ou plutôt faire confiance à
Dieu ? Pour ma part, je prie le Seigneur de toujours me donner suffisamment de foi pour Lui
faire confiance jusqu’au bout, et à travers tout. Nous avons pour cela l’exemple de Marie et de
Joseph, celui de S. Paul … et surtout de Jésus lui-même, qui à tout instant de sa vie s’est
entièrement remis entre les mains du Père. C’est pour nous l’exemple qui doit suffire à nous
éclairer : il passera peut-être par la Croix, mais il aboutira à coup sûr à la Résurrection !