La réponse de Jésus au légiste : « Va, et toi aussi fais de même » semble limpide. Elle
nous concerne tous. Mais qu’aurait pu faire le bon Samaritain de la parabole si, au lieu d’un
voyageur agressé par des brigands, il s’était trouvé devant un champ couvert de milliers de
blessés ? C’est, d’une certaine manière, la situation dans laquelle nous nous trouvons de nos
jours : non seulement nous rencontrons, du moins en ville, des dizaines de mendiants, mais
nous sommes aussi instantanément informés par les médias de toute catastrophe, de toute
guerre ou famine qui se produit ailleurs dans le monde, même à des milliers de km d’ici. C’est
pourquoi, me semble-t-il, l’évangile de ce dimanche nous invite à réflexion …
Le tout premier point à percevoir, c’est que Jésus n’est pas venu sur terre pour nous
apprendre les bonnes mœurs : celles-ci sont indispensables, mais l’être humain devrait être
capable de gérer cela par lui-même. La générosité et la philanthropie sont indispensables à la
vie sur terre, le don de soi est une chose merveilleuse, mais il n’était point nécessaire que
Dieu se fasse homme pour nous l’apprendre : heureusement, bien des êtres humains au cours
de l’histoire se sont dévoués pour les autres, et pas nécessairement en faisant référence à
Jésus-Christ. Il est vrai que beaucoup de ceux qui ont donné leur vie pour autrui étaient des
religieux, et cela se comprend dans la mesure même où ils étaient dégagés d’obligations
familiales, mais combien de laïcs, célibataires ou mariés, ont consacré une part notable de leur
vie à secourir des personnes qui n’avaient avec elles aucun lien de parenté. À côté de
personnages comme Mère Teresa ou le P. Damien, on peut certes citer par ex. Raoul
Follereau, qui s’est dépensé pendant toute la dernière partie de sa vie pour venir en aide aux
lépreux, ou des infirmières qui se sont consacrées à soigner malades et blessés, comme
Florence Nightingale ou Edit Cavell. Qu’y a-t-il donc de plus dans les paroles de Jésus ?
Au légiste qui l’interrogeait, Jésus fait réciter la Loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit… et ton prochain comme toi-même ».
D’abord, il y a une hiérarchie : il s’agit d’aimer son prochain en référence à Dieu. Encore une
fois, ce n’est pas la seule attitude possible : il y a certes des athées qui sont de grands
philanthropes, et il ne m’appartient en aucune manière de les juger. Pour moi qui suis croyant,
il est clair que Dieu seul connaît le cœur des hommes (Act 1,24 ; Act 15,8s ; Rom 8,27 ; Lc
16,15 etc.), et que moi je n’ai aucun droit, ni d’ailleurs aucune compétence, pour juger mon
frère ou ma sœur. Toutefois, pour moi qui suis croyant, je puise la force d’aimer mon
prochain dans l’amour de Dieu, et cela dans les deux sens de l’expression : l’amour que Dieu
nous porte, et qui pour moi donne sens à ma vie, et l’amour que j’essaie d’avoir envers Dieu,
car l’amour ne peut être que réciproque, même si les partenaires ne sont pas nécessairement
égaux en tout. Pour moi, Dieu aime toutes ses créatures et a voulu en faire des partenaires, ce
que l’évangile exprime par l’expression « enfants de Dieu » (Jn 1,12; Rom 8,14; 2 Co, 6,18;
Gal 3,26s; Gal 4,6s) ; mais il ne suffit pas de l’être en puissance, il faut le vivre, et pour cela
pratiquer les œuvres de Dieu, comme l’expose clairement la 1 e épître johannique (1 Jn 3,1-
24). Pour moi qui suis croyant, c’est cela qui donne sens à la vie, c’est cela « le bonheur »,
c’est cela, la « joie parfaite » que Jéus est venu apporter sur terre (Jn 15,11 : « je vous ai dit
cela afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite »), et c’est identique à « la vie
éternelle », comme nous le rappelle encore le quatrième évangile : « La vie éternelle, c’est
qu’ils Te connaissent, Toi et Celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3).
Mais cette joie parfaite, cette vie éternelle (qui, ne l’oublions jamais, commence
toujours « ici » et « maintenant »), elle suppose que l’on « garde les commandements » et que
l’on « fasse les œuvres de Dieu » ou, pour le dire autrement, que l’on « garde la parole » de
Jésus : « si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, mon Père l’aimera et nous viendrons à
lui, et nous ferons en lui notre demeure » (Jn 14,23), et encore : « celui qui garde les
commandements [de Jésus] demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 3,24). Or, son
commandement, c’est « que nous nous aimions les uns les autres comme Il nous a aimés » (Jn
15,12). Et l’amour mutuel suppose que l’on sache renoncer à soi-même pour ses frères et
sœurs : « Si quelqu'un possède les biens de ce monde, et que, voyant son frère dans le besoin,
il lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu demeure-t-il en lui? » (1 Jn 3,17). Il
s’agit de suivre en vérité l’exemple du Christ qui a donné sa vie pour nous : « À ceci nous
avons connu l'amour de Dieu: c'est qu'Il a donné Sa vie pour nous; et nous devons aussi
donner notre vie pour nos frères » (1 Jn 3,16).
Pour en revenir à notre parabole du bon Samaritain, elle nous rappelle que, aux yeux de
Dieu et donc à nos yeux de croyants, toute personne humaine est notre frère ou notre sœur,
sans limite de famille, de race, de croyance ou autre. Jésus n’a-t-Il pas explicitement
commandé d’aimer même ses ennemis ? « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous
haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient, afin que vous soyez
les enfants de votre Père qui est dans les Cieux, qui fait lever Son soleil sur les bons et sur les
méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Mt 5,44s). C’est cela, être
enfant de Dieu, c’est cela vivre les Béatitudes : « Heureux les pauvres en esprit… heureux les
doux… heureux les miséricordieux… heureux les persécutés pour la justice… » (Mt 5,3-12).
Mais en tout réalisme, pour en revenir à la question posée au début, que pouvons-nous
faire aujourd’hui face à l’immense liste de personnes en détresse que les informations nous
présentent chaque jour ? Le premier point, il importe de le rappeler, c’est que Jésus n’est pas
venu sur terre pour rétablir l’ordre,et que son Église n’est pas chargée de régler tous les
problèmes matériels du monde. Jésus est venu changer notre cœur, et c’est seulement en
changeant les cœurs que l’on pourra contribuer à l’œuvre de Dieu — en commençant par soi-
même : le premier et en fait le seul cœur sur lequel nous pouvons agir vraiment, c’est le
nôtre ! Ensuite, chacun de nous doit faire ce qu’il peut, en fonction non seulement de ses
possibilités (matérielles, physiques, psychologiques…), mais aussi en fonction de son
jugement, car Dieu nous fait confiance et s’en remet à nous pour juger de ce que nous
pouvons faire et de décider qui nous pouvons aider. Enfin, ne jamais perdre de vue que la
Providence existe, et que ce n’est pas à nous de nous en faire à la place de Dieu. Comme
Jésus l’a dit : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera
donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain aura soin de
lui-même. A chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,33s). Dans la mesure même où nous
chercherons le Royaume de Dieu, nous contribuerons aussi, pour notre part, à le faire advenir
dans le monde; le reste est l’affaire de Dieu.