La péricope d’aujourd’hui nous montre une scène fort surprenante pour nous
occidentaux du XXI e siècle : Jésus est à l’intérieur d’une maison, dans la ville de
Capharnaüm, et Il prêche ; ses paroles attirent une grande foule, car Il est visiblement déjà très
connu et admiré, et il y a tant de monde qu’il n’y a même pas moyen d’approcher de la porte.
Voilà quatre hommes qui portent un brancard sur lequel gît un paralytique ; ils sont
convaincus que Jésus peut faire quelque chose pour cet handicapé, mais ne peuvent pas
arriver jusqu’à Jésus, à cause de la foule. Bien décidés néanmoins à Lui présenter ce malade,
ils montent sur le toit de la maison, en défont une partie et descendent le brancard, avec des
cordes, juste devant Jésus ! Comprenons bien ce qui s’est passé : les maisons en Palestine, à
cette époque, n’avaient pas des toits en dure comme chez nous ; le toit pouvait être fait de
terre battue reposant sur une charpente et sans doute quelques planches ; il devait être assez
facile d’en dégager une partie, que l’on reboucherait ensuite. Ceci dit, l’attitude de ces
hommes n’en reste pas moins inhabituelle, j’imagine !
Mais ce n’est pas ce détail qui a retenu l’attention des personnes présentes. Certes, elles
ont dû être bien étonnées de voir le paralytique ainsi descendu par le toit, et ont entendu Jésus
lui dire Tes péchés te sont remis, ce qui a suscité à coup sûr des murmures car, comme on le
disait, Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ? À la surprise générale, Jésus enchaîne
pourtant : pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre
les péchés… Lève-toi, prends ton grabat et rentre chez toi — et voilà que le paralytique se
lève, prend son grabat et s’en va !
On comprend bien que les gens disent : Jamais nous n’avons vu rien de pareil !
Pourtant, la pointe de ce passage n’est pas là, me semble-t-il. Certes, Jésus a opéré un miracle
peu banal, dont tous les handicapés voudraient bien bénéficier. Pour que le miracle fût
possible, il fallait la puissance divine de Jésus. Mais il fallait aussi, ce que nous oublions trop
souvent… que les hommes fassent le premier pas !
C’est bien ce que souligne l’évangéliste quand il dit : Jésus, voyant leur foi… Oui, il
faut la foi, mais pas n’importe quelle foi, il faut la foi qui transporte les montagnes (Mc
11,23), il faut une foi qui accepte de s’engager, de bouger, comme ces quatre hommes qui ont
osé défaire le toit de la maison pour descendre le paralytique par ce chemin inattendu. Une foi
qui, quelque part, amène à poser des gestes un peu fous…
Et après tout, n’est-ce pas normal de dire que la foi dépasse la raison ? S’il ne faut bien
sûr pas prendre à la lettre la parole de Jésus disant si vous aviez de la foi comme un grain de
sénevé, vous diriez à cette montagne: Transporte-toi d'ici là, et elle s'y transporterait, et rien
ne vous serait impossible (Mt 17,19) — car, une fois de plus, il s’agit là d’une manière de
parler qui était courante et normale à cette époque, comme lorsque Jésus dit qu’il faut « haïr »
les siens (Lc 14,26), alors qu’Il veut tout simplement dire qu’il ne faut rien préférer à Dieu —
nous ne devons pas perdre de vue le fait que, en effet, croire en Dieu et suivre Jésus, cela
suppose un grain de folie !
Le « bon sens », celui auquel tout le monde se réfère, ne nous invite-t-il pas à ne croire
que ce que l’on voit ? à « être réaliste » et à se rendre compte que l’on ne vit pas seulement
d’amour et d’eau claire, et qu’il faut arriver à boucler son budget à la fin du mois ? à se dire
que « un tiens vaut mieux que deux ‘tu l’auras’ » ? Et justement l’évangile de Jean commence
par nous dire que Dieu, personne ne l’a jamais vu (Jn 1,18) ? Mais il ajoute aussitôt : le Fils
unique, qui est dans le sein du Père, voilà Celui qui L'a manifesté. Et c’est cela qui fait toute
la différence, comme dans l’épisode du paralytique de Capharnaüm. Oui, il était un peu fou de
défaire le toit pour amener ce paralytique devant Jésus, il était encore plus fou de croire que
Jésus pourrait le guérir… et pourtant c’est ce qui est arrivé ! Autrement dit, nous en revenons
à ces paroles du début du quatrième évangile que nous avons entendues dimanche dernier :
viens et vois (Jn 1,46 ; cf. Jn 1,39 : Venez et voyez). Croire, c’est avoir fait l’expérience de la
rencontre avec Jésus, mais pour faire cette expérience, il faut d’abord prendre le risque de
s’engager, d’aller jusqu’à Lui.
Et il est tout à fait vrai que, pour faire l’expérience de Dieu, pour dépasser le cadre de
notre simple vie quotidienne, ou plus exactement donner sens à notre vie quotidienne, il faut
prendre un risque, le risque de la foi, le risque de la rencontre avec Dieu. J’entends souvent
dire : « Vous, vous avez eu la chance de faire l’expérience de Dieu, que Dieu vienne à vous,
et c’est pour cela que vous croyez, et que vous avez l’air d’être aussi serein ». Rassurez-vous :
Dieu est là pour tout le monde, mais encore faut-il prendre le risque de bien vouloir Le voir, le
risque de s’entendre dire, comme Moïse : Ôte tes sandales, car ce lieu est saint (Ex 3,5)… et
d’entendre ensuite Dieu nous envoyer en mission, là où nous n’avons pas envie d’aller,
comme Moïse (Ah! Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer ! Ex 4,13) ! Car l’expérience de
Dieu n’est pas sans risque, en effet, comme toute expérience d’ailleurs. Si l’homme ne peut
pas voir Dieu sans mourir, comme Il l’a dit à Moïse (Ex 33,20), c’est justement parce que
Dieu est tout à fait « autre » : voir la face de Dieu, cela voudrait dire Le connaître
intégralement, et cela n’est pas possible à l’homme sur terre, car cela ferait éclater toutes nos
catégories ; cela n’est possible qu’après la mort terrestre, et sans doute dans une expérience
dynamique, un approfondissement infini de la gloire de Dieu que nous n’arriverons jamais à
épuiser, mais qui nous comblera de plus en plus.
Mais cela, c’est pour l’au-delà. Pour apprendre à connaître Dieu ici sur terre, il faut
d’abord, en effet, prendre le risque de s’engager, de vouloir Le rencontrer, et d’accepter d’être
constamment remis en question par ses paroles, par son évangile, par son amour inépuisable.
Réalisons aussi que Dieu ne parle pas à tous de la même manière : si le paralytique de
Capharnaüm a été guéri, d’autres ne l’ont pas été. Beaucoup de malades vont à Lourdes, seuls
quelques-une en reviennent physiquement guéris. Mais il n’y a pas que les blessures du corps.
N’y en a-t-il pas qui reviennent de Lourdes peut-être tout aussi malades physiquement, mais
après avoir effectué une profonde conversion spirituelle ? Notre mission à tous sur cette terre,
c’est de rencontrer le Seigneur et de Le faire connaître, mais tous nous ne le faisons pas de la
même manière : combien de personnes lourdement handicapées rendent à Dieu un
témoignage bien plus profond que les bien-portants ? Ce qui compte, c’est de rencontrer
chacun de nous Dieu au plus profond de nous-même, d’être un temple de l’Esprit (1 Cor
3,16 ; 6,19) — et je n’oserais pas dire qu’être le temple de l’Esprit est toujours sans risque,
car Dieu n’a pas peur de nous déranger pour nous élever de plus en plus vers Lui !
Prendre ce risque, c’est une décision personnelle. Sommes-nous prêts à rencontrer Dieu
en vérité, quelles qu’en soient les conséquences ? d’être remis en question par Lui ? et de Le
voir nous aider à découvrir à quel point notre vie est riche, ouverte sur l’infini que Dieu nous
propose mais qui n’apparaît pas à nos yeux aussi longtemps que nous avons peur de perdre ce
que nous croyons tenir ? Sommes-nous prêts à faire un trou dans le toit de la maison pour
rencontrer directement Jésus ? Si oui, ensuite nous pourrons dire Jamais nous n’avons rien vu
de pareil !