Ce dimanche que l’on appelle dans le rite byzantin « dimanche de Carnaval » parce qu’il est le dernier jour avant Pâques où l’on mange de la viande, pour autant que l’on s’en tienne à la discipline antique de l’Église, ce dimanche donc marque une nouvelle étape dans notre préparation à la fête de Pâques, en cette période de pré-carême que nous avons entamée il y a quinze jours et qui nous prépare psychologiquement et spirituellement, physiquement aussi par des privations alimentaires successives, à entrer en carême qui est la préparation plus immédiate à la fête de Pâques.
Le texte de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens (8, 8 - 9, 2) qui a été retenu comme première lecture de cette liturgie, nous parle précisément de l’abstinence de viande, mais dans un contexte particulier qui n’est plus le nôtre et sur lequel je ne m’étendrais pas. Contentons-nous d’éviter les fixations obsessionnelles sur les interdits alimentaires, gardons la sobriété en tout, en nous adaptant le mieux possible, et retenons, des recommandations de saint Paul, la délicatesse de sentiments à avoir les uns envers les autres, sans nous juger sur nos pratiques ascétiques, et en ayant égard aux plus faibles.
N’est-ce d’ailleurs pas là ce que désire le Seigneur qui, loin de condamner le jeûne (Mt 6, 16-18), n’en établit pas moins une hiérarchie des valeurs dans sa pratique. Et ne dit-il pas déjà par la bouche du prophète Isaïe : « Le jeûne qui me plaît, n’est-ce pas ceci : faire tomber les chaînes injustes, délier les attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec celui qui a faim, accueillir chez toi les pauvres sans abri, couvrir celui que tu verras sans vêtement, ne pas te dérober à ton semblable ? » (Is 57, 6-7). Voilà qui nous amène à l’Évangile de ce jour, cet Évangile si dense dans sa simplicité.
Le passage bien connu que nous avons entendu appartient à ce que l’on appelle le discours eschatologique, c’est-à-dire concernant la fin des temps, qui couvre les chapitres 24 et 25 de l’Évangile selon saint Matthieu et se situe donc à la fin du ministère de Jésus . Il ne s’agit pas ici d’une parabole, comme ç’a été le cas juste avant avec la parabole des dix vierges invitant à la vigilance dans l’attente de la venue du Seigneur (Mt 25, 1-13) et celle des talents (Mt 25, 14-30) exhortant tout disciple à faire fructifier les dons reçus pour le développement du règne de Dieu.
Jésus évoque ici ce qui adviendra à la fin des temps, il décrit donc en une vision grandiose, bien qu’assez dépouillée, la venue du Fils de l’Homme, titre qu’il emploie généralement pour se désigner lui-même, en référence au prophète Daniel (7, 13 b) : « Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ». L’expression revête une forte connotation messianique qu’il s’agisse de prédire les souffrances, la mort et la résurrection du Christ (Mc 8,31 ; 9, 31 ; 10, 33-34), ou sa venue dans un avenir glorieux (Mc 8, 38 ; 13, 26, 14, 62) comme c’est le cas ici.
C’est le Seigneur Jésus qui apparaît en juge puisque, ainsi que nous le lisons dans l’Évangile selon saint Jean (5, 27) : « Comme le Père en effet a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même et il lui a donné pouvoir d’exercer le jugement parce qu’il est Fils d’homme. » Et encore, toujours dans l’Évangile selon saint Jean (3, 35) : « Le Père aime le Fils et il a tout remis dans sa main ». Affirmations dont nous trouvons un écho dans le credo de Nicée-Constantinople : « Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts ».
C’est bien la scène que Jésus décrit ici : la venue, - et qui plus est, la venue soudaine dont on ne connaît ni le jour ni l’heure, - du Fils de l’Homme qui n’est autre que le Fils unique de Dieu, pour juger toutes les nations. Toutes les nations ! Ce n’est plus le seul Israël, ou à sa suite, les seuls disciples du Christ, les chrétiens, qui sont conviés au Jugement, mais toutes les nations. A l’heure de la Déclaration sur la Fraternité humaine signée par le pape François et le grand imam d’Al Azzar (4 février 2019), et de l’encyclique Fratelli tutti (4 octobre 2020), cet appel au Jugement de toutes les nations, quelles qu’elles soient, prend un relief particulier, et donne un relief particulier aux deux documents évoqués. L’évangélisation se fait, non pas dans un prosélytisme outrancier, mais dans la fraternité. Les critères en sont simples, ils sont ceux d’une charité fraternelle très concrète (nourrir les affamés, abreuver les assoiffés, accueillir l’étranger, vêtir qui est nu, visiter les malades, les prisonniers, …) charité qui, dégagée de tout messianisme, de tout christianisme exalté, marque le commencement du Royaume de Dieu en train de se construire et auquel tous sont appelés, parfois de façon insoupçonnée.