À chaque liturgie, avant la communion, nous disons la prière suivante :
À ta mystique et sainte Cène, en ce jour, ô Fils de Dieu, donne-moi de participer :
devant tes ennemis je n’irai pas révéler ton mystère,
ni te trahir par un baiser, comme le fit Judas,
mais comme le Larron je m’écrie :
Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu entreras dans ton Royaume.
Aujourd’hui, pendant la liturgie, nous avons chanté cette prière plusieurs fois. Les mystères célébrés aujourd’hui, Jeudi Saint, et demain, Vendredi Saint, y apparaissent en une harmonie mystérieuse et profonde : ils se donnent du sens l’un à l’autre. Le Calvaire devient un véritable banquet nuptial où l’homme est invité à célébrer la vie et l’amour, tandis que l’institution de l’Eucharistie – la Dernière Cène – reste debout, « pieds sur terre », grâce à la Croix.
Pour Jésus et ses disciples, la Dernière Cène, repas pascal d’obligation, se déroule dans un atmosphère d’adieu, de danger immanent, de fin tragique et même de soupçon et de désillusion. Qu’est-ce que les disciples peuvent bien comprendre des mots et des gestes de leur Maître ? Ils reçoivent le pain que Jésus appelle son Corps, ils boivent le vin que Jésus appelle son Sang. Mais leurs pensées restent occupées avec des questions telles : « Qui d’eux peut être considéré le plus grand ? » (Lc 22, 24). Avec des armes ils sont prêts à défendre leur Maître et, peut-être surtout, à défendre le sentiment de sécurité qu’ils ont en sa compagnie. Car ils croient en lui, qui a réussi à faire taire les pharisiens ; ils croient en lui, que le peuple est prêt à accueillir comme roi. Mais leur foi n’engage, pour ainsi dire, que l’organisation de la vie présente et quotidienne ainsi que le rôle qu’ils y prévoient pour chacun d’eux. Les paroles et les gestes de Jésus ne touchent ni à la signification qu’ils sont prêts ou habitués à donner au repas pascal, ni à leur propre source vitale. Or, si notre source vitale ne s’en trouve pas secouée et incitée – et cela vaut pour chacun de nous – quel sens cela peut avoir que de manger le Corps du Christ et de boire son Sang ?
Dans la prière que j’ai citée, la participation à la mystique et sainte Cène du Seigneur est mise en relation directe avec ce qui se passe demain, Vendredi Saint, au Calvaire. Les mots prophétiques de Jésus lors de la dernière cène – « ceci est mon Corps, ceci est mon Sang » – s’accomplissent sur la Croix quand Jésus donne sa vie. Mais ils sont approfondis et explicités par une nouvelle prophétie, l’ultime prophétie de Jésus avant de mourir : « En vérité, je te le dis, dès aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis ». Ces mots ne sont pas adressés aux apôtres, qui se considéraient être les proches associés du Seigneur mais qui s’étaient enfuis dès que leurs plans étaient contrecarrés par le cours des événements. Non, Jésus s’adresse au larron crucifié à son côté. Celui-ci est abandonné comme lui – et peut-être même abandonné davantage, car Jésus était encore accompagné par les femmes et par Jean, le disciple bien-aimé. Ensemble ils sont crucifiés et exposés aux moqueries de la foule ; ensemble ils se trouvent face à la mort, ensemble confrontés au mystère de la vie qui est sur le point de les introduire dans son intimité ultime.
Et voici que commence à bourgeonner, au dedans du larron, comme une petite plante, un petit arbre, petit comme un grain de moutarde mais assez fort pour il ose y attacher le sens de toute sa vie. Ce n’est pas une nouvelle certitude ou un nouveau système de valeurs. Non, c’est comme le jaillissement d’une petite source d’eau vivante qui, sans doute, a toujours été là mais dont il n’avait jamais encore entendu le son léger, jamais goûté la pétillance, jamais observé la force obstinée ni ressenti la vitalité irrésistible. Le bourgeonnement de la petite plante – ou le jaillissement de la petite source – opère en lui une transformation, de sorte que, à l’article de la mort, il ressent quelque chose comme de la miséricorde, de la tendresse, de l’amour pour Celui qui est crucifié avec lui. Oui, il ressent de la vie véritable au-dedans de lui-même. Et de la petite source, du profond de son être, jaillit comme une respiration nouvelle et inconnue, un souffle de vie, qui se propulse vers cet être humain mourant avec lui, et résonne de cœur à cœur : « Souviens-toi de moi quand tu entreras dans ton Royaume ! ». La réponse de son nouvel ami ne se fait pas attendre. Car la vie de Jésus n’avait-elle pas justement comme mission que de susciter et de recevoir ce cri de cœur ? Et il dit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui même tu seras avec moi dans le Paradis ».
Quel contraste entre les apôtres à la dernière cène et le larron sur la croix. Quelle différence d’expérience de foi. Quelle divergence de compréhension de la vie. Aurions-nous pu nous attendre à autre chose de la part des apôtres ? Après tant de temps passé en compagnie de Jésus, n’auraient-ils pas dû comprendre – croire – davantage ? Peut-être.
Mais examinons-nous plutôt nous-mêmes, nous qui nous réclamons de la foi des apôtres… Notre foi ressemble-t-elle plutôt à celle des apôtres ou à celle du larron ? Notre prière « Souviens-toi de nous, Seigneur, dans ton Royaume » va-t-elle au-delà du rituel de préparation à la communion, pour embrasser quelque chose d’existentiel, quelque chose de vital ? Notre communion au Corps et au Sang du Christ contient-elle quelque dimension véritable d’échange de vie entre êtres humains véritables ou préférons-nous rester confortablement au niveau d’une « communication mystérieuse » en sens unique – de Jésus à nous – qui n’alimente que notre piété personnelle ? Aujourd’hui, ces questions ne sont pas plus interpellantes et urgentes qu’elles ne l’étaient au temps de Jésus. Car ce qui est en question est la vérité de notre « religion », le rapport véritable et vital entre ce que nous vivons et ce que nous professons avec nos lèvres. Mais aujourd’hui, où tant de personnes – dont beaucoup sont intensément présentes parmi nous et prient avec nous – n’ont pas, pour ainsi dire, un accès direct à la réception des sacrements, ces questions se posent d’une façon renforcée. Aujourd’hui, tant de personnes sont crucifiées avec Jésus et le bon larron, séparées de la communauté des soi-disant « non-malades » ; isolées en raison de maladie ou d’âge ; abandonnées en raison de leur situation de vie comme les prisonniers, les personnes solitaires, les orphelins ; seules dans le deuil et la détresse parce qu’il n’est pas possible d’enterrer les propres parents avec le respect et l’affection nécessaires et désirés ; existentiellement seules devant la peur de la mort, de soi-même ou de ses proches ; seules devant l’angoisse de la maladie, de l’isolement et de la pauvreté qui frappe à la porte. Dans ce contexte de détresse, comment célébrons-nous l’institution de l’Eucharistie ? Comment faisons-nous mémoire des paroles de Jésus : « Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang » ? Comment communier au mystère de ce Fils de Dieu qui meurt, mal compris par ceux qu’il avait appelé à le suivre mais embrassé dans son être par ce « bon larron » crucifié avec lui ? Communier aujourd’hui (comme toujours, d’ailleurs…) et célébrer la Cène du Seigneur consistent à être en communion de vie avec tous ceux et celles dans lequel Dieu souffre, se trouve abandonné, isolé, angoissé, malade, mourant. Communier aujourd’hui au Corps et au Sang du Christ, plus que jamais, consiste à honorer et à vénérer la vie en ceux qui luttent pour la vie, en s’efforçant à leur être le plus proche possible.
Dans ce sens, les paroles du bon larron « Souviens-toi de moi ! » ont une signification immédiate. Car se recommander à la mémoire de quelqu’un signifie aussi : « je suis et je souffre avec toi ». C’est là, dans la communion de Vie, que bourgeonne le Paradis.
Souviens-toi de nous, Seigneur, qui nous souvenons les uns des autres ! Rétablis en nous la communion avec toi ! Et viens en aide à notre manque de foi !