Frères et sœurs,
Nous voici arrivés au tombeau. La pierre a été roulé devant l’entrée et – ne nous y trompons pas ! – nous sommes bel et bien à l’intérieur : enfermés avec le corps du Crucifié, dans les ténèbres de la mort. Oui, malgré le soleil brillant dehors, autour de nous c’est l’obscurité, telle la nuit où Israël sortit de l’Égypte. D’ailleurs – quelle heureuse coïncidence – c’est bien aujourd’hui le 14 Nisan, jour où commence la Pâque juive : nous sommes entrés dans la tombe du Seigneur au moment où nos frères et sœurs de la Première Alliance commencent à célébrer la sortie de l’Égypte et la délivrance de l’esclavage.
Après les événements de hier – la dernière cène, les adieux, la trahison, la condamnation – et d’aujourd’hui – la passion, la crucifixion et la mort – nous sommes arrivés ici comme en un lieu bienfaisant de repos mérité. Et il sent bon ici, grâce aux parfums qui ont servi à embaumer le Seigneur. Nous-mêmes aussi nous avons été parfumés à profusion. En effet, comment cela pourrait-il être autrement, puisque nous sommes enterrés ? Or, les parfums réveillent en nous tant de souvenirs. Ils nous rappellent nos vendredis saints passés, proches ou lointains, ils nous font revivre tant d’émotions, ils nous aident à descendre dans notre mémoire, de renouer avec la mémoire qui constitue notre être. Ainsi, le souvenir de nos parents défunts, de nos proches, de nos amis, de tous ceux et celles qui se sont endormis dans la mort et qui, il y a longtemps ou tout récemment, nous ont quitté, nous est un peu plus proche ici, dans cette tombe, près du corps du Crucifié. Certes, la souffrance n’est pas amoindrie mais c’est comme si elle reçoit des ailes pour qu’elle se soulève de la terre et pour qu’elle se mette en mouvement.
L’enterrement d’une personne aimée – comme celui du Seigneur que nous venons de célébrer, et qui nous a causé de nous trouver ici nous-mêmes, enfermés dans la tombe – est un acte profond de communion : un véritable mystère dans lequel notre mémoire chemine avec le défunt tandis que sa mémoire à lui en nous reçoit une vie nouvelle. L’enterrement est – ou devrait être… – le moment d’une prise de conscience de ce que notre propre mort est tout proche, qu’elle n’est pas « après cette vie » mais qu’elle en fait partie, qu’elle a lieu chaque jour, chaque semaine, chaque vendredi saint et chaque Pâque.
C’est bien pour cela qu’aujourd’hui et demain nous entendons tant de lectures de l’Ancien Testament où il est question de mort et de résurrection, d’esclavage et de libération, de tristesse et de joie, de découragement et de remise en marche dans la foi. D’ailleurs, dans notre église – dans cette tombe où nous nous trouvons – ce n’est pas bien difficile de nous souvenir vivement de tous ces événements qui nous ont précédé et qui ne sont que les symboles de notre propre vie, de nos propres morts et résurrections, de nos propres tristesses et joies. Car les fresques restaurées dans notre coupole nous amènent tout proche le regard de toutes ces personnes dont nous entendons les récits. Oui, rendons-nous bien compte : ce n’est pas seulement nous qui regardons les prophètes et les patriarches au-dessus de nous, mais c’est eux qui nous regardent aussi, qui nous scrutent et qui se demandent – qui nous demandent – ce que nous avons vraiment compris de tous les récits qui les concernent ; ils nous interrogent non pas sur la quantité de nos souvenirs mais sur la qualité de notre mémoire. Que faisons-nous avec leur message, en quel degré leur mémoire communie avec la nôtre, à quel point leur témoignage de foi et d’amour embrasse le nôtre ?
L’enterrement que nous venons de célébrer, qui vient de se terminer et qui explique pourquoi nous sommes ici, dans la tombe, entourant le Crucifié, a lui-même aussi son icône dans notre coupole. En effet, il ne s’agit pas d’un événement annuel, caractéristique de vendredi saint, mais d’une dynamique quotidienne : l’enterrement de notre Seigneur est un mystère – un « sacrement » – de mouvement et de passage : de la mort à la vie, de l’esclavage à la liberté, du désespoir à l’espérance. En tant que mystère, il nous donne des ailes pour que notre souffrance et notre tristesse se mettent en mouvement comme portées par les anges. Sur la fresque la plus haute de la coupole, juste avant l’ouverture de la lanterne, nous voyons cette liturgie terrestre de la souffrance humaine, cet enterrement existentiel de notre pauvre état mortel, où la dépouille de notre Seigneur crucifié est portée par les anges dans une cérémonie présidée par le Seigneur lui-même : il se tient des deux côtés de l’autel, qui se trouve juste au-dessus de notre propre autel, d’où il envoie la procession, à gauche, et où il reçoit la procession, à droite. Remarquez la différence entre celui qui envoie et celui qui reçoit : la procession se met en marche sous le signe de la souffrance et du deuil, symbolisé par la couleur sombre, rouge foncée, de la tunique du Seigneur (qui, pourtant, est la même couleur des ailes des anges) ; mais elle est reçue sous le signe de la victoire, de la transfiguration et de la joie, symbolisé par la tunique dorée portée par le Seigneur. Ainsi, la procession elle-même – l’enterrement lui-même – est mystère de passage, de transfiguration et de vie. Notre souffrance n’est pas amoindrie, mais elle y reçoit des ailes, elle est portée par les anges. Et remarquons bien que l’objet porté par les anges – le corps du Crucifié – n’est pas déposé sur l’autel mais continue à être éternellement en mouvement. Sur l’autel au centre ne se trouve qu’un livre, l’Évangile, la voix du Verbe qui dit : « Lève-toi et marche », qui proclame : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », mais qui s’exclame aussi : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’a tu abandonné ? », et qui prie : « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que la boive… Que ta volonté soit faite ».
Où est-il donc, ce Père, quand son fils marche vers sa passion, quand il est crucifié et enseveli ? C’est une question qui nous vient sur les lèvres quand nous voyons la souffrance injuste, incompréhensible, de tant de personnes et la détresse existentielle d’une si grande partie de l’humanité, voire, de nous-mêmes : « Mon Dieu, mon Dieu, où es-tu maintenant ? ». Or, la fresque dans la coupole nous aide à renverser la perspective : non seulement l’enterrement terrestre du Fils de l’homme – et donc la nôtre, étant donné que nous sommes avec lui dans la tombe – est l’objet de la liturgie céleste, « passage » célébré ici et maintenant et dans les siècles par le Fils de Dieu lui-même avec tous les anges et les puissances célestes ; mais, encore, notre propre enterrement de chacun de nous, symbole de la remise dans la main de Dieu de notre existence et symbole du sacrifice ultime de notre vie donnée par amour, devient notre liturgie quotidienne, notre « passage » existentiel.
Cependant, cette liturgie-là, ce passage existentiel, ne s’accomplit pas premièrement sous la coupole de l’église mais en dehors. Nous venons tout juste d’apprendre, si dramatiquement, en quelle mesure les édifices des églises avec tout ce qu’ils contiennent sont périssables et ne sont que le symbole de ce que l’Église devrait être en chair et os. Ainsi, notre passage véritable et existentiel est notre vie donnée par amour, vie donnée en partage, vie véritable qui devient liturgie céleste.
Maintenant, alors que nous allons nous approcher du corps du Crucifié pour le vénérer, sentons bien le regard des prophètes sur nous… Efforçons-nous à ne pas honorer le Christ avec une piété qui ne nous coûte rien. N’ayons pas peur, par contre, de nous approcher avec un cœur qui crie tout hautement : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’a tu abandonné ? ». Mais soyons prêts aussi à entendre dans notre cœur l’écho de cette question, tout autant existentiel, qui dit, doucement mais avec insistence : « Toi, mon ami, où étais-tu quand j’avais faim et soif, quand j’étais étranger, nu, malade ou en prison ? ». Puisse le Seigneur nous donner que notre Pâque soit un passage véritable.
Amen.