En cette fête de saint Benoît, les lectures que nous propose la liturgie se réfèrent à sa physionomie spirituelle et à l’idéal monastique de sa règle. C’est ainsi que l’on voit se profiler un chercheur de Dieu tout à l’écoute de la Parole de son Seigneur, un ami de Dieu pour qui « la justice, l’équité, la droiture » sont « les seuls sentiers qui conduisent au bonheur », et qui recommande à ceux qui se sont regroupés sous sa houlette, l’humilité, la douceur, la patience et la paix. Autrement dit, il leur propose d’emprunter la voie royale, mais étroite, des béatitudes.
Quand, à la suite du psalmiste, saint Benoît demande « qui veut la vie et voir des jours heureux », il énonce aussitôt les conditions à remplir pour y arriver : « interdis le mal à ta langue et à tes lèvres toute parole trompeuse ; détourne-toi du mal et fais le bien ; cherche la paix avec ardeur et persévérance », et encore de marcher sans tache et d’accomplir la justice, de dire la vérité du fond de son cœur, de ne pas faire de tort à son prochain. Autant de façons d’être miséricordieux, juste, artisan de paix, pur de cœur …
Mais quoi qu’il en soit, l’initiative vient toujours du Seigneur. « Je vous encourage à suivre fidèlement l'appel que vous avez reçu de Dieu », nous dit saint Paul, et encore : « votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance ». Et saint Benoît ne s’y méprend pas quand il dit que « le Seigneur cherche son ouvrier dans la foule ».
Le Seigneur cherchant son ouvrier … Dieu en quête de l’homme ! On a beau définir le moine comme chercheur de Dieu, ‒ et saint Benoît le fait aussi, ‒ Dieu le précède toujours dans sa recherche. Perspective inversée comme dans les icônes ! Le contemplatif est autant celui qui est vu que celui qui voit ou cherche à voir. Expérience connue de saint Benoît dans la grotte de Subiaco, ‒ « seul sous le regard du suprême Témoin », ‒ et qu’il recommande ensuite à ses disciples au premier degré de l’échelle de l’humilité : vivre sous le regard de Dieu, vivre dans la conscience d’être sous le regard de Dieu. Heureux les humbles, les pauvres de cœur, heureux les cœurs purs … ils verront Dieu. Mais déjà, ils sont vus de Lui.
Perspective inversée qui laisse pressentir un renversement total des valeurs. Les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes ! La justice du Royaume n’est pas non plus celle du monde. Le Seigneur cherchant son ouvrier … voilà qui fait penser à ce propriétaire sorti au point du jour, puis à la 3e, à la 6e et à la 11e heure, ‒ l’appel survient à tout moment, ‒ pour embaucher des ouvriers qu’il envoie travailler à son champ. Au terme de la journée, contre toute attente, il rétribue les derniers comme les premiers, au grand dam de ceux-ci. Et pourtant, le maître n’ayant pas manqué à sa parole, point d’injustice en tout cela, mais une logique qui nous échappe. La justice de Dieu est teintée de miséricorde, la justice de Dieu est miséricorde. Heureux les assoiffés et affamés de justice, heureux les miséricordieux.
Perspective inversée qui n’est autre que la façon de voir de Dieu qui privilégie les pauvres, les doux, les affamés et assoiffés de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les artisans de paix, ceux qui pleurent et ceux qui sont persécutés pour la justice … Une façon de voir que Jésus proclame haut et fort au début de son ministère public, dans ce sermon sur la montagne qui accomplit et renouvelle la Loi qui fut donnée au Sinaï. Une façon de voir que Jésus illustre, ou mieux encore incarne, tout au long des trois ans de son ministère jusqu’à finir persécuté comme les prophètes qui l’ont précédé et annoncé. Une façon de voir qu’il nous est demandé d’adopter si nous voulons nous mettre à la suite de Jésus et témoigner que le Royaume de Dieu est déjà parmi nous. Les béatitudes qui sonnent comme autant de bénédictions, d’exhortations et de promesses, nous y invitent.
Que les monastères soient donc les foyers ardents d’où rayonnent les béatitudes ! Que les moines, per ducatum Evangelii, « sous la conduite de l’Évangile », pour reprendre l’expression de saint Benoît, s’emploient à les vivre, en témoignent toujours davantage, travaillent à les diffuser. Ce sont des ouvriers que le Seigneur cherche, pas des hommes au repos ! Et là aussi, saint Benoît ne s’y méprend pas quand il parle du « labeur de l’obéissance », « des devoirs de notre service » et plus clairement encore de se lever et de sortir du sommeil. La paix dont nous parlent les béatitudes, cette paix si chère aux bénédictins au point qu’ils en ont fait leur devise au même titre que ora et labora, « prie et travaille », cette paix n’est pas une béate tranquillité. Alors debout ! En marche ! pour reprendre la traduction qu’André Chouraqui donne du mot « heureux ». En marche vers ce bonheur dont la logique nous échappe toujours un peu, mais qui nous est promis dès à présent et dans le monde à venir !