Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Amen.
Chers Frères et Sœurs,
Au cours de cette première liturgie vespérale de la Pâque, nous avons entendu le premier récit de la Résurrection et, pourtant, il s’en faut de beaucoup pour que nous soyons totalement entrés et immergés dans ce Mystère de la Résurrection. En effet, il nous faudra encore bien du temps, car une nouvelle genèse s’annonce. En expirant sur la Croix, Jésus dit: “Tout est achevé”. (Jn 19,30) “Tout est achevé”, certes, mais ce n’est pas la fin! C’est, au contraire, un commencement: “le” commencement. “Tout est achevé” parce que Jésus, sur cette Croix, a mené à bien, par sa Passion et sa mort, un immense combat: un combat contre le Prince des Ténèbres, mais aussi un combat contre la mort. Jésus a vaincu le Prince des Ténèbres par la foi. Ce dernier, en effet, voulait faire croire à l’homme que la justice de Dieu est injuste et que Dieu a abandonné les hommes – nous connaissons, hélas, trop bien cette voix insidieuse –; mais Jésus, condamné sous la Loi et par la Loi, sait que son Père ne l’a ni abandonné ni rejeté: il sait que la justice infinie de Dieu se manifeste en sa miséricorde pour les hommes. Dans son combat contre la mort, Jésus a vaincu par l’espérance, comme en témoigne le verset 30 du psaume 21. Après avoir douloureusement murmuré le premier verset – Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? –, Jésus n’a-t-il prié jusqu’au bout ce psaume sur la Croix, avec la conviction profonde que la Vie ne peut pas mourir: ”Mon âme vivra”. Mais, après cette double victoire – par la foi et l’espérance –, il reste encore un combat à mener: non comme les hommes pourraient l’imaginer, car ce combat, bien qu’apparemment “contre” les hommes, est plutôt “avec” les hommes et même “pour” les hommes! Jésus va se battre avec l’homme comme l’Ange s’est battu avec Jacob. Ce combat se déroule la nuit – une nuit profonde –: la nuit de toutes les libérations, la nuit de la première Alliance de Dieu avec Abraham, la nuit du songe de Jacob, la nuit de la Sortie d’Égypte, bref, la nuit du tombeau. Mais avec quelle arme Dieu entreprend-il , en Christ, de se battre avec les hommes, si n’est avec les armes de l’Amour. Dieu a préparé les conditions d’un tel combat depuis le premier Shabbat du monde; il les a préparées dans la patience, par une infinie patience, disant avec le Cantique des Cantiques: “Je vous adjure, Filles de Jérusalem, par les gazelles ou les biches des champs: n’éveillez, ne réveillez pas l’amour avant qu’il le veuille.” (Cant. 2,7; 3,5; 8,4) En effet, Dieu ne peut pas éveiller l’amour, dans le cœur de l’homme, avant que l’amour le veuille: Dieu ne veut pas éveiller l’amour, sans la liberté de l’homme! C’est là, précisément, le plus difficile des combats. Confronté à la liberté de l’homme, le Christ se trouve, maintenant, immergé dans une mystérieuse obscurité. Et nous, si nous osons nous tenir dans l’obscurité du tombeau, nous entrerons avec le Christ dans la profondeur du Mystère d’un Shabbat qui n’a pas de fin, un Shabbat qui ne connaît plus l’alternance du jour et de la nuit, mais qui, au-delà de toute nuit, ouvre la nuit à la clarté d’un Jour nouveau. Ce Mystère ne s’exprime et ne se vit – ne peut se vivre, en fait – que derrière la pierre scellée du tombeau. En vérité, où sommes-nous? Nous tenons-nous, comme des spectateurs, “devant” le tombeau? Sommes-nous devant cette pierre scellée qu’aucune main humaine ne pourra jamais desceller? Rien, en effet, ne peut intervenir de l’extérieur contre la liberté même de l’homme. Sommes-nous donc “devant” cette pierre ou sommes-nous, avec les initiés de la Chambre Haute et tous les baptisés, de l’autre côté: “derrière” cette pierre, dans l’obscurité du tombeau? Si nous osons nous trouver là, dans cette obscurité, alors nous verrons qu’il y règne, en vérité, une nuit profonde. Au-dehors, il fait jour; au-dedans, il fait noir! Au-dehors, c’est samedi; au-dedans, c’est presque dimanche! Au-dehors, c’est encore le septième jour; au-dedans, c’est presque le “huitième jour”, un jour d’éternité qui, dans la liturgie des hommes, se poursuivra sur cinquante jours: sept Shabbats plus un jour. Si nous sommes derrière cette pierre, l’obscurité s’y révèle profonde, et plus profond encore, le silence. Dieu se tait, et Dieu – d’une certaine manière – se retire! Ce sont là les armes de l’Amour, les armes incompréhensibles de l’Amour: “Je vous adjure, Filles de Jérusalem, par les gazelles ou les biches des champs: n’éveillez, ne réveillez pas l’amour avant qu’il le veuille.” (Cf. supra) Lorsque Jésus a guérit le paralytique à la piscine de Béthesda, il se trouva en contestation avec les esprits religieux de son temps qui lui reprochaient d’avoir guéri un homme, un jour de Shabbat. Jésus leur répondit: “Mon Père travaille jusqu’à maintenant.” (Jn 5,17) … “Le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père … Le Père, en effet, aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait.” (Jn 5,19-20) “Celui qui écoute ma parole et croit Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle, et il ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie. En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient – et c’est maintenant! – où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui auront entendu, vivront.” (Jn 5,24-25) L’homme a peur d’entendre, peur d’entendre la voix de l’Amour, peur de voir en face le visage de l’Amour. L’homme est plus terrorisé par l’Amour qu’il ne l’est par la mort et, pourtant, personne ne peut réveiller l’homme si ce n’est l’Amour. Et Dieu devra créer une immense “dépression”, une immense absence, un immense silence, une immense obscurité pour susciter dans le cœur de l’homme le désir d’entendre et le désir de voir. Dans le récit de la Genèse, dont nous avons entendu le début, il est dit que Dieu sépara la lumière des ténèbres, qu’il y eut un soir et qu’il y eut un matin. Ainsi continua la création, de jour en jour, au rythme de cette phrase: “Il y eut un soir, il y eut un matin.” Mais lorsque l’on arrive au septième jour, il n’est pas dit “Il y eut un soir, il y eut un matin.” En revanche, il est dit: “Dieu bénit et sanctifia le septième jour.” Dans cette semaine “liturgique” de la création, cette semaine initiatique où se trouve le secret même de notre rédemption – qui est précisément celui de notre création –, Dieu prononça explicitement trois bénédictions: une première, sur la “matrice” des eaux – là où pullulent des vivants sous la forme de poissons et d’animaux marins –, une seconde, sur le couple initial de l’homme et de la femme, et une troisième, enfin, sur le premier Shabbat. Dieu “bénit et sanctifia” le premier Shabbat: ce geste de bénédiction n’est autre que la “vivification” même du Shabbat, la transmission d’une vie qui donne à l’homme la force de se dresser, de s’éveiller et de ressusciter… L’ouverture de ce Shabbat à la dimension de l’éternité n’est pas un travail comme les autres travaux, mais c’est, néanmoins, un immense travail, car ce travail consiste à “éveiller” l’homme: l’éveiller à la lumière divine, l’éveiller au mystère de la Vie, l’éveiller au mystère de la Foi.
Si donc nous nous tenons derrière la pierre scellée du tombeau, sans doute est-ce pour nous laisser “éveiller”. Dehors, il fait jour; au fond de notre cœur, il fait nuit. Mais durant la nuit qui vient, il fera nuit dehors; puisse, cependant, au fond de notre cœur, briller la lumière de la Résurrection! Puissions-nous entendre la voix de l’Époux! Puisse le tombeau, dans lequel nous nous trouvons encore enfermés, devenir la Chambre Haute, la Chambre des Noces et la Jérusalem Céleste, là où il n’y aura plus de nuit, parce que la Gloire de Dieu sera la lumière des hommes et que cette lumière nous sera transmise par l’Agneau! (Cf. Ap. 21,23)