La couronne de l'année liturgique byzantine est tressée de douze grandes fêtes. Ces douze solennités diffractent, comme à travers un seul diamant, la lumière de l'unique Mystère du Christ. Or, de la même manière que l'alternance de ces douze fêtes se combine selon le rythme du soleil et de la lune (Noël appartenant au cycle solaire et Pâques, au cycle lunaire), nous voyons se conjuguer, dans la succession de ces douze fêtes, deux figures, l'une masculine et l'autre féminine, pour n'offrir, au regard de notre foi, que l'unique et indivisible lumière du Christ. Deux figures, un unique Mystère ! La figure de Jésus et celle de Marie sont indissociables dans le Mystère de la vie et de la mort. Si Jésus nous montre la face visible du Mystère du Christ, Marie nous en montre la face secrète.
Ce n'est pas un hasard, si la première solennité de l'année liturgique byzantine débute par la mémoire de la Nativité de la Mère de Dieu. Ce n'est pas un hasard, non plus, si la fête de la Dormition de la Mère de Dieu clôture cette année liturgique. Le mystère de la naissance de Marie, que nous fêtons aujourd'hui, récapitule toute la préfiguration biblique de la manifestation du Christ dans la chair. Cette fête nous invite à remonter aux racines secrètes de l'incarnation de la Parole de Dieu. À l’autre extrémité de l’année liturgique, le mystère de la mort de Marie, en écho à la Pâque de Jésus, nous laisse entrevoir l'immense perspective de vie offerte aux hommes à travers la mort du Christ. La Dormition de la Mère de Dieu, en effet, nous invite à mesurer, dans notre vie, l’impact et les conséquences ultimes que la Pâque du Christ peut avoir pour l’ensemble du genre humain, c’est-à-dire la dissolution du pouvoir de la mort. Jésus et Marie sont éternellement unis entre eux par un unique Mystère de mort et de vie, de naissance et de résurrection.
Mais, de la naissance de la Vierge, tout comme de sa mort, rien ne nous est dit, dans les Évangiles. Si la mémoire liturgique de la Nativité de Jésus se fonde sur le récit merveilleux de l'évangéliste Luc, c'est, en revanche, un texte apocryphe que la Liturgie nous propose de contempler dans la foi pour la Nativité de Marie. La piété des chrétiens trouve ainsi le fragile support d'une histoire dont la trame est inspirée par le récit biblique de la naissance miraculeuse du prophète Samuel. À travers le récit légendaire du Protévangile de l’Apôtre Jacques, nous retrouvons, en effet, un thème biblique bien connu : celui de la stérile qui enfante. Qu'il s'agisse d’Isaac – né de Sarah –, de Samson – né de la femme de Manoah, de Joseph – né de Rachel –, de Samuel – né d’Anne, femme d’Elqana –, de Marie – née d’Anne, femme de Joachim – ou de Jean-Baptiste – né d’Élisabeth –, l'enfant, né de la femme dont le sein est stérile, est promis à devenir, par grâce, une source féconde de salut pour les hommes : il est appelé à illustrer la dimension mystérieuse du don gratuit de la vie.
Ainsi peut-on dire que le thème biblique de la femme stérile qui enfante est élevé, par la tradition liturgique, au rang d'icône.
Or, nous savons qu'en toute icône, de quelque saint que ce soit, il est toujours possible de contempler la face secrète du Christ : a fortiori dans une icône de la Mère de Dieu. Qu'est-ce qu'une icône, si ce n'est – comme nous l'apprenons en contemplant, sur le visage de nos frères, le visage même du Christ – une « fenêtre » ouverte sur le Mystère insondable de Dieu ? Encore faut-il pouvoir ouvrir cette fenêtre, c'est-à-dire pénétrer dans le regard de l'icône. Or, aujourd'hui, que peut-on contempler du Mystère même du Christ en croisant le regard de Marie, cette enfant miraculeusement née d'une femme stérile et consacrée à Dieu dès avant sa naissance ?
Une parole de l'Évangile de ce jour peut nous aider à trouver une des clés qui nous permet de contempler en profondeur l’icône liturgique de la présente fête : une remarque de Jésus nous laisse pressentir en quoi la naissance providentielle de Marie est intimement mêlée au mystère de la manifestation du Christ dans la chair.
Revenons donc au contexte de cette parole de l’Évangile de Luc. Jésus s'adresse avec autorité à un auditoire médusé par la puissance de sa parole. La voix d’une femme s'élève dans la foule : "Heureux le ventre qui t'a porté et les mamelles qui t'ont allaité !" Au premier degré, on peut comprendre cette parole comme la louange – peut-être un tantinet envieuse – qu’une mère adresse à une autre mère. Marie a toutes les raisons de se montrer fière d'être la mère d'un tel fils. Mais la béatitude proférée, du milieu de la foule, par la voix de cette femme vise plus haut ; l’admiration de la femme trahit une véritable question : d'où vient que cet homme parle si puissamment ? D’où lui vient – ou de qui lui vient – une telle puissance ?
Cette femme interroge, avec son instinct de mère, les arcanes des origines de Jésus, interrogation d’ailleurs récurrente dans les Évangiles ! Ici, la question est posée de manière oblique, mais non moins judicieuse : quelle est la femme bénie qui a donné naissance à un tel fils ? Cette louange interrogative cherche à remonter à la bénédiction initiale qui a valu aux hommes d'entendre de telles paroles.
Marie détient le secret de cette bénédiction initiale, ainsi que l'Ange le lui a révélé lorsqu'il lui a dit : "Bénie es-tu entre toutes les femmes". C'est précisément ce secret que Jésus va dévoiler à cette femme en lui répondant : "Heureux, bien plutôt, ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent". En disant cela, Jésus manifeste en quoi consiste, avant tout, la véritable maternité de sa propre mère et, partant, il lève le voile sur le mystère de sa propre origine en Dieu. Jésus, en effet, en tant que Christ, est né de l'écoute de la Parole de Dieu. Il est enfanté en tant que parole vivante à partir d'une écoute de nature divine, une écoute qui remonte aux origines mêmes de la création, car il n'y aurait pas de parole, s'il n'y avait personne pour l'écouter.
De même que l'existence du Père est inconcevable sans celle du Fils, de même aussi, la Parole ne peut exister en tant que Parole s'il n'y a personne pour l'écouter ! Mais il n’existe pas d'écoute sans une « intelligence » de l'écoute. Il ne suffit pas d'entendre avec ses oreilles. Jésus ne déplore-t-il pas souvent ce manque d'intelligence lorsqu'il dit : "Ils ont des oreilles et n'entendent pas" ? C'est l'intelligence du cœur qui enfante réellement la Parole. Et cette intelligence qui enfante la Parole créatrice pour notre monde, en la rendant audible aux hommes, s'appelle la Sagesse. La nature de la Sagesse, voilà ce que Marie et Jésus ont en commun. Le Fils, qui fait connaître aux hommes ce qu'il a entendu du Père, correspond bien à ce que l'on peut pressentir de la Sagesse éternelle de Dieu. C'est cette écoute éternelle qui fait que la Parole créatrice peut être proférée. Mais pour qu'elle soit entendue dans notre monde, il faut aussi une écoute de nature divine parmi les hommes. Cette écoute a été celle d'Abraham, elle fut aussi celle de Moïse et de tous les prophètes ; elle fut, bien sûr, celle de tout un peuple et, en particulier, celle de Samuel qui apprit à dire à Dieu : "Parle, Seigneur, ton serviteur écoute".
C'est grâce à l'intelligence divine propre à une telle écoute que Jésus se révèle aux hommes comme le Serviteur par excellence, celui dont parlent les Écritures, en Isaïe : " Le Seigneur (...) éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j'écoute. Le Seigneur m'a ouvert l'oreille, et moi je ne me suis pas rebellé (Is. 50, 4). Mais c'est aussi, dans l'écho de cette même écoute, que nous pouvons entendre Marie dire : " Je suis la servante du Seigneur" (Lc 1, 38).
La parole naît, en ce monde, de l'écoute, c'est-à-dire de l'intelligence du cœur : écoute cordiale, réceptrice de la puissance de l'Esprit. L'écoute est « fille de la Sagesse », tout comme le Verbe, lorsqu'il est proféré dans la Création, est lui-même né de cette Sagesse. Mais, de nos jours, de quelle écoute intérieure peut naître une Parole de salut pour les hommes ? Suffit-il que l'on lise les Écritures à l'Église ou chez soi, qu'on les interprète dans les écoles bibliques ou les universités, pour qu'il y ait une réelle écoute intérieure ? Mais pourquoi y aurait-il écoute réelle de la Parole de Dieu, si nous ne nous écoutons pas les uns les autres ? Pourquoi la Parole divine aurait-elle encore une puissance de délivrance pour les hommes, si nous ne laissons pas à notre frère, grâce à la profondeur cordiale de notre écoute, la possibilité de faire jaillir sur ses lèvres « un verbe beau", comme chante le psalmiste (cf. Ps. 44) ?
L'écoute qui rend présent le Christ en notre monde actuel, c'est avant tout l'écoute que nous nous offrons mutuellement. Lorsque la parole d'un frère prend vie, grâce à l'écoute que nous lui accordons, ce sont les traits du Christ qui se forment sur le visage de celui-ci : nous les voyons poindre à partir de la lumière qui naît en son regard. Prenons garde à ce que nous dit le Prologue de l'Évangile de S. Jean, car ce message est encore d'actualité : "La Parole est venue chez les siens et les siens ne l'ont pas reçue". Sans une écoute mutuelle, dotée de la fécondité de la Sagesse divine, comment la Parole créatrice peut-elle, aujourd’hui, être reçue et prendre racine en notre monde ? Quel sens de la vie, les hommes ont-ils vraiment à partager entre eux si toutes leurs paroles tombent dans le vide, faute d'écoute intérieure ou de réciprocité dans l'écoute ? « Mais, poursuit l'Évangile, à tous ceux qui ont reçu cette Parole, celle-ci leur a donné pouvoir de devenir enfant de Dieu » (Jn 1, 12). C'est bien de cela dont il s'agit, aujourd'hui : de notre propre filiation divine, entrevue à travers la naissance de la Vierge. Il s’agit de notre naissance en Dieu, grâce à la puissance d'écoute de la Parole. C'est toute l'histoire de cette genèse du Verbe divin en l'homme que nous pouvons recueillir avec dévotion en faisant mémoire de ce merveilleux récit de la Nativité de La Mère de Dieu, un récit qui nous livre mystiquement le secret de l'écoute de tout un peuple, voire de toute une humanité animée par l'espérance prophétique de la Vie.