La multiplication des pains et Pierre qui marche sur les eaux
Le passage de l’évangile, sur la multiplication des pains, que nous avons entendu aujourd’hui, et celui de dimanche prochain, sur Pierre qui marche sur les eaux, se suivent immédiatement dans l’évangile selon saint Matthieu. En effet, ils sont comme les deux volets d’un même récit. Étant donné que la semaine prochaine nous fêtons les Pères du Concile de Calcédoine et que, donc, la péricope sur Pierre qui marche sur les eaux sera remplacée par une autre lecture, méditons aujourd’hui les deux passages ensemble.
Dans la première péricope, celle d’aujourd’hui, les foules viennent vers Jésus dans un lieu désert pour s’abreuver de sa parole. Les disciples, pensant sans doute que Jésus a oublié les besoins du corps, lui demandent de renvoyer les gens pour qu’ils puissent s’acheter de quoi manger. Jésus, par contre, commande à ses disciples de leur donner eux-mêmes à manger. Les disciples, étonnés de ce que Jésus ne semble pas comprendre la gravité de la situation, lui disent qu’ils n’ont que cinq pains et deux poissons. Et voici que Jésus les leur fait distribuer à la foule, que tous sont rassasiés et qu’il en reste même en abondance.
Dans la deuxième péricope, celle de la semaine prochaine, les disciples se trouvent dans le bateau, sur la mer agitée, avec un vent contraire. En pleine nuit, voici que, marchant sur l’eau, un fantôme se dirige vers eux. Ils ont très peur, mais le marcheur naval, qui est Jésus, leur dit: “N’ayez pas peur. C’est moi (je suis)”. Pierre, enflammé d’enthousiasme lui dit: “Seigneur, si c’est toi (si tu es), commande-moi de venir vers toi par-dessus l’eau”. Et Jésus lui dit: “Viens!” Et voici que Pierre se met à marcher sur l’eau mais le vent, contrarié, se met à souffler plus fort. La foi et l’enthousiasme de Pierre lui descendent dans les pieds, il commence à s’enfoncer dans l’eau et il crie au secours: “Seigneur, sauve-moi!” Jésus le prend par la main, ils rejoignent le bateau et le vent s’apaise.
Pierre s’écrie: “Seigneur, sauve-moi!” Combien de fois ces mots ne sont pas sur nos lèvres: “Seigneur, sauve-moi de ce cauchemar!”, “Seigneur, libère-moi de cette nuit épaisse qui m’entoure!”, “Seigneur, aide-moi à m’en sortir!”, “Seigneur, pourquoi tant de malheur autour de nous?”
Parmi tant d’éléments que les deux lectures ont en commun, la chose la plus frappante est sans doute le contraste entre la situation de détresse, d’impasse dans laquelle se trouvent les disciples, et la Paix de Jésus qui anéantit la peur, la détresse, la faim, les projets humains et les contrariétés des éléments de la nature. Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’hostilité des lieux: l’endroit désert où les foules se sont rassemblées, et la mer agitée avec le vent contraire qui s’ébat sur le bateau. Cette hostilité des circonstances est d’ailleurs en claire résonnance avec la situation de crise dans laquelle se trouve les chrétiens de Corinthe, ceux auxquels l’Apôtre Paul s’adressait dans la première lecture d’aujourd’hui: les Corinthiens se disputent entre eux et ils entretiennent des conflits. À cause de cela, ils passent à côté de ce qui importe vraiment, à savoir le fait d’avoir tous été baptisés dans le Christ et, donc, d’être un Corps unique en Lui. Ainsi, nous nous trouvons devant trois situations où règne le chaos: un lieu désert, une mer agitée et une communauté en guerre.
Mais retournons à l’évangile. Après l’hostilité des lieux, ce qui frappe ensuite c’est que Jésus n’apporte pas de solutions comme un Deus ex machina, comme un magicien. Non, il incite les Apôtres à se mettre eux-mêmes au travail. D’abord il leur commande: “Donnez-leur vous-mêmes à manger!” Ensuite, à Pierre, qui semble avoir commencé à comprendre que ce que fait Jésus n’est pas différent de ce que lui-même aura à faire et qui lui demande: “Commande-moi de venir vers toi par-dessus l’eau”, Jésus répond: “Viens!”
Jésus se moque-t-il de ses disciples? Veut-il voir à quel point ils sont arrivés, ce qu’ils sont ‘déjà’ capable de faire? Les met-il à l’épreuve? Non, bien au contraire, il les enseigne et les prépare. S’il dit: “Donnez-leur à manger!” et “Viens vers moi en marchant sur l’eau!” c’est qu’il sait qu’ils ont cela en eux-mêmes, qu’ils en sont capables, que c’est cela leur vocation. La mission des disciples – et donc la nôtre – n’est pas d’attendre que Jésus vient faire un miracle ni même d’imiter Jésus comme des apprentis sorciers, mais d’être le corps, l’instrument, la main par lesquels Dieu crée le monde, ici et aujourd’hui, par lesquels Dieu commande les éléments, par lesquels il dissipe les ténèbres qui veulent engloutir les hommes, par lesquels il exerce sa miséricorde et a pitié de ses créatures.
En effet, quand Jésus vit la foule rassemblée dans le lieu désert, l’évangile dit qu’il avait pitié d’eux, ευσπλαχνια, un sentiment qui sort non pas du cerveau mais du cœur, du cœur de Jésus, du cœur de Dieu. Et qu’en est-il du cœur des hommes? Sommes-nous capables d’ευσπλαχνια, de pitié et de miséricorde, à la mesure du Christ, du Fils de Dieu, dont nous constituons le corps? Dieu sait que nous avons cela en nous, que nous pouvons nourrir et abreuver les foules jusqu’au point d’avoir des restes, et même que nous pouvons marcher sur l’eau et apaiser les tempêtes par la force que nous avons en nous, par la force qu’il est en nous. Et cette force, tout d’abord, c’est l’amour: celui-là qui fait qu’un être humain soit présence pour l’autre, qu’un cœur d’homme déborde dans celui d’un autre, que le désert, la mer et la mort soient privés du ‘dernier mot’. Ce n’est pas que le désert devient paradis ou que la mer devient terre ferme; ce n’est pas du tout que les accidents, les catastrophes et tant de malheurs qui quotidiennement touchent nos corps ou nos oreilles se changeraient en joie. Bien sûr que non! Mais c’est que là où le malheur frappe, où la mort envahit la vie, quelqu’un est là, quelqu’un de profondément humain et sans artifice, un être entièrement fait de miséricorde, de compassion, de soutien, de compréhension, d’amour, de Dieu. Et cet être-là c’est nous, chacun de nous: c’est cela la vocation des disciples, c’est cela notre mission. C’est cela ce que les Corinthiens, brouillés entre eux et s’adonnant à l’esprit de division, manquent de voir. Ce faisant, ils sont peut-être baptisés mais il ne sont pas le Corps du Christ; ils sont peut-être une communauté ou une église mais ils ne sont pas ce que le Christ a rassemblé en son Nom.
Pour conclure: deux chapitres après la péricope d’aujourd’hui, l’évangéliste Matthieu nous transmet le récit de la Transfiguration sur le Mont Tabor. La fête de la Transfiguration est déjà toute proche. Comme les apôtres qui, voyant marcher Jésus sur l’eau, pensaient voir un fantôme, que pensons-nous contempler sur la montagne? Serons-nous capables de discerner que le Fils de Dieu transfiguré n’est pas un fantôme mais que, dans son corps transfiguré, il est notre vocation et notre mission sur la terre, ici et aujourd’hui? Dieu sait que nous avons cela en nous, tout en étant des hommes et des femmes de peu foi… Il sait que nous avons cela en nous, parce qu’il connaît notre cœur et qu’il sait qu’au dedans il y a de l’amour, de la compassion, de la consolation, du non-jugement, de la force de création. Accueillons donc le temps qui nous sépare de la fête de la Transfiguration, la Pâque d’été, pour gravir la montagne ensemble, pour apprendre à multiplier le pain et à marcher sur l’eau. Et prions le Christ pour qu’il nous prenne par la main quand notre foi, par moments, se laisse ébranler par les éléments, en dehors ou au-dedans de nous.