“Où étais-tu quand j’avais besoin de toi? Pourquoi tu n’étais pas là?” C’est ce que le Seigneur nous demandera lors du dernier jugement, ce dont il nous prévient dans l’Évangile d’aujourd’hui. De cette façon le Seigneur fera – et fait dès à présent – appel à notre mémoire: oui, il comparera sa mémoire à lui avec la nôtre et il nous invite à comparer notre mémoire avec la sienne. Il n’examinera pas si notre mémoire est bonne ou mauvaise, il ne nous interrogera pas sur ce que nous nous rappelons, mais il scrutera ce que notre mémoire contient ainsi que la qualité de ce contenu. En effet, du contenu de notre mémoire chacun de nous est responsable. La mémoire n’est pas seulement la somme de nos actes, de nos pensées, de ce qui s’est passé dans notre vie. Elle est la nourriture et la boisson dont nous avons fait vivre notre âme, elle est le vêtement tissé par nous-mêmes dont nous avons vêtu notre âme, elle est l’aspect – d’agneau ou de bouc – dont nous avons orné notre âme.
Déjà dimanche passé, dimanche du Fils Prodigue, troisième dimanche avant le début du Carême de Pâques, nous avons reçu un riche enseignement sur la mémoire. En effet, nous avons vu le Fils Prodigue revenir à lui-même en revenant chez son Père: nous l’avons vu creuser dans sa mémoire, purifier sa mémoire, réformer sa mémoire, renouer sa mémoire à la mémoire du Père.
Et dimanche prochain, dimanche de l’Expulsion du Paradis en même temps que du Grand Pardon, véritable et majestueuse ‘porte d’entrée’ du Grand Carême, notre âme sera en fête car elle apprendra que du sein de la mémoire du Paradis perdu germe la mémoire du Paradis nouveau. Oui, la mémoire du Jardin d’Eden est purifiée et réformée en devenant propulsion vers le Jardin de la Résurrection grâce à celui qui nous y accompagne – celui aux côtés duquel nous étions quand il avait besoin de nous, celui qui était à notre côté quand nous avions besoin de lui. Nicolas Cabasilas, auteur du moyen-âge byzantin, nous dit qu’au Paradis nouveau – qui commence dès à présent, justement par la mémoire qui ne supporte pas de fragmentations – rien ne nous sera demandé que seulement Jésus-Christ. “Où est-il? Montre-le moi – en toi – et entre dans le Paradis”.
Les agneaux et les boucs de l’évangile d’aujourd’hui semblaient être pris par surprise. Aucun des deux parties ne s’en était douté que c’était le Christ qu’ils avait vu affamé, assoiffé, nu, malade et en prison: ils n’en avaient aucun souvenir, ils se rappelaient beaucoup de choses mais pas cela! Les agneaux ont-ils simplement eu beaucoup de chance et ‘tant pis pour les boucs’? Mais est-ce juste de condamner quelqu’un simplement parce qu’il n’était pas averti des règles du jeu, parce qu’il ne savait pas qu’il faut reconnaître le Christ dans les autres hommes, parce qu’il ne se rendait pas compte en quelle mesure Dieu se rend ‘solidaire’ des pauvres de ce monde?
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en premier lieu: il ne s’agit pas tant de la reconnaissance du Christ dans quelqu’un qui souffre, ayant pour conséquence directe un acte de miséricorde, mais bien plutôt de toute la qualité authentiquement ‘christique’ de notre vie. Oui, le Christ est là dans nos frères et sœurs – en eux nous rencontrons le Christ – mais le contraire est vrai aussi: en nous ils rencontrent le Christ! Notre mission est d’être à la fois le Bon Berger, le Bon Samaritain, le Père du Fils Prodigue, le Fils de l’homme qui guérit les malades, le Fils de Dieu qui ressuscite Lazare, Jésus qui dit au Bon Larron: “Aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis”, le Christ qui pardonne et qui donne la Paix.
C’est cela notre mémoire. C’est notre faculté de devenir et d’être pour le monde l’eau de notre propre Baptême, le pain et le vin de toutes nos communions, le pardon de chacune de nos confessions, le respect et la référence religieuse de toutes nos métanies et inclinaisons, l’authenticité de toutes nos signes de croix, l’amour de tant de baisers posés sur les icônes… Oui, la mémoire est l’impulsion qui nous habite, qui crie en nous: “Abba, Père”, qui reconnaît en tous les hommes et en toutes les femmes les membres de notre propre corps, qui nous transforme toujours plus en Fils de Dieu, en Christ. Pour cela, notre mémoire est le lieu où se nouent entre eux le début et la fin de notre propre vie, la Création du monde et sa Rédemption, la Promesse faite à Abraham et son Accomplissement en Jésus-Christ; notre mémoire est ainsi en nous la ‘présence réelle’ du sacrement de l’Eucharistie lui-même, elle est notre faculté de devenir et d’être nous-mêmes ce sacrement du Christ, sa mort et sa résurrection pour le salut du monde.
C’est à cette mémoire au dedans de nous que le Christ fera appel au dernier jour quand nous serons rassemblés devant lui et quand il deviendra manifeste en quelle mesure nous sommes des boucs ou des agneaux, en quelle mesure nous sommes devenus agneau pascal. Accueillons donc d’un cœur ouvert l’avertissement de l’évangile d’aujourd’hui: rafraichissons et purifions notre mémoire et que notre mémoire soit le moteur qui réforme notre vie vers l’image et la ressemblance de Dieu. La mémoire est déjà là – par notre baptême, par notre naissance, par notre généalogie qui est celle d’Adam – mais c’est à nous de l’habiter, d’en vivre et de la transmettre par notre vie, par notre foi, par notre amour.
“Où es-tu quand j’ai besoin de toi?” À l’autre bout du Carême que nous allons bientôt commencer, nous entendrons de telle façon le Fils de l’homme interroger non pas le Bon Larron, non pas ses Apôtres, mais son propre Père: “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?” Le Christ lui-même ne se réserve pas une autre voie pour sortir de toutes les impasses et des misères de la vie humaine que celle qui est commune à nous tous, fils d’Adam et fils de Dieu. C’est la voie de l’amour, de l’espérance et de la foi: c’est la voie de Dieu. C’est la voie qu’il a tracé dans notre mémoire. Et c’est à cette mémoire – qui est la sienne – qu’il fera appel: c’est de celle-là que nous sommes responsable, mémoire de Dieu et mémoire de l’homme, mémoire et espérance de l’Agneau de Dieu.
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