Frères et sœurs dans le Seigneur,
A l’immortelle et sainte table que le Maître a préparée dans la chambre haute, venez, fidèles, prenons part en élevant nos cœurs, car le Verbe est présent là-haut: nous l’avons appris du Verbe lui-même, dont nous chantons la gloire. C’est ce que le chœur a chanté à la place du mégalynaire de la Vierge pendant l’anaphore ou prière eucharistique. C’est aujourd’hui que nous faisons mémoire du repas sacré de la Dernière Cène, origine du rite de l’eucharistie. C’est l’Heure où Jésus passe de ce monde vers le Père (cf. Jn 13, 1), cette Heure tellement désirée du ‘baptême’ de sa passion par laquelle Il glorifiera le Père et où le Père le glorifiera en le ressuscitant.
Nous sommes invités, aujourd’hui comme chaque dimanche, comme à chaque liturgie eucharistique, à prendre part au mystère du Corps et du Sang du Christ, Pâque nouvelle, accomplissement de la Pâque de la Loi. Jésus est toujours le Grand-Prêtre de notre salut, le Célébrant devant la face du Père. Toute l’épître aux Hébreux explique comment le Christ est entré dans le sanctuaire céleste lui-même, “avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle” (Hé 9, 12). Il s’est offert une seule fois (ibid. 9, 28). Cet unique sacrifice par lequel notre Grand-Prêtre glorifie le Père et sanctifie les hommes est déjà présent lorsque Jésus célèbre la dernière Cène et sera présent jusqu’à sa venue dans la gloire chaque fois que son Eglise se rassemble dans la chambre haute pour célébrer “la mystique et sainte Cène” (cf. 1 Co 11, 25: “jusqu’à ce qu’Il vienne”). Et déjà nous sommes entraînés à la suite de Notre Seigneur dans son mouvement pascal vers le Père. Nous aussi apprenons ce don total de nous-mêmes, que sans la communion avec Lui, nous se sommes pas capables à vivre. Nous pouvons déjà rendre un culte au Dieu vivant, avec une conscience purifiée (cf. Hé 9, 14).
Il est remarquable que l’évangéliste saint Jean, qui donne dans son chapitre 6 le discours de Jésus dans la synagogue de Capharnaüm sur “le pain vivant descendu du ciel” - “sa chair pour la vie du monde” (Jn 6, 51), ne parle pas de l’institution de l’eucharistie à la dernière cène. Par contre il montre en l’arrière fond une des significations profondes, à savoir, le lavement des pieds. Les signes parlent plus que les paroles. A chaque fois que les disciples du Christ ont été fidèles au commandement nouveau de leur Maître d’aimer comme Lui nous a aimés (cf. Jn 13, 34), le sacrement de l’autel a pu être célébré en toute vérité et transparence comme le sommet et la source de la vie chrétienne. Lorsque les communautés chrétiennes oublient le lavement des pieds les rites perdent de leur impact ; ce n’est toutefois pas la faute des rites en soi mais c’est dû à notre manque de participation réelle à la présence réelle de l’unique sacrifice. Se laisser faire par le Christ comme Pierre a dû l’apprendre, discerner son Corps sous les espèces du pain et du vin consacrés sur l’autel, oui, certes, et au même temps discerner son Corps sous les espèces de ses membres, les frères et sœurs pour lesquels le Christ a donné sa vie, a répandu son sang (cf. 1 Co 8, 11). Oui, frères et sœurs, nous avons tous besoin d’une purification de notre conscience afin de vivre vraiment notre sacerdoce baptismale, ce culte ‘raisonnable’ ou ‘spirituelle’ (cf. Rom 12, 1) dans toutes ses dimensions. Nous avons besoin de revenir à la table dressée par la Sagesse.
Ce sacrement de l’eucharistie est si riche en significations, il y a tellement de facettes à approfondir, à méditer, afin de mieux correspondre au don que le Seigneur nous fait et de porter des fruits plus abondants de sanctification. Déjà le témoignage des Pères de l’Eglise et de spirituels postérieurs peut nous éclairer. La Tradition insiste sur la présence du Christ par la puissance de sa Parole et de l’Esprit Saint. Saint Jean Chrysostome déclare: “Ce n’est pas l’homme qui fait que les choses offertes deviennent Corps et Sang du Christ, mais le Christ Lui-même qui a été crucifié pour nous. Le prêtre, figure du Christ, prononce ces paroles, mais leur efficacité et la grâce sont de Dieu. Ceci est mon Corps, dit-Il. Cette parole transforme les choses offertes”. (Prod. Jud. 1,6) ‘Conversion’ du pain et du vin au Corps et au Sang du Christ afin qu’une conversion s’opère en nous: “nous devenons des ‘porte-Christ’, son corps et son sang s’étant répandus dans nos membres”, dit une catéchèse mystagogique de Jérusalem (4ième siècle).
La communion sacramentelle vise une communion vitale, existentielle avec le Sauveur. Il y a tout un chemin à parcourir pour que la divinisation ou déification qui est donnée objectivement nous transforme dans nos manières de penser et d’agir. Notre psychisme est lent à se laisser toucher par la grâce eucharistique. Rien ne s’opère de façon automatique ou magique. Et pourtant la source est là, qui nous appelle. Le Christ qui dit à Pierre: “Si Je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi” (Jn 13, 8). Nicolas Cabasilas (auteur byzantin du 14ième siècle) parle ainsi des effets de l’eucharistie dans son ouvrage La vie en Christ. “C’est de ce cœur sacré du Christ que la vertu de l’autel attire la vraie vie pour nous la transmettre ; c’est aussi à l’autel que nous puisons la force de servir Dieu en toute pureté. Car, si servir Dieu c’est se soumettre, obéir, s’abandonner à son impulsion, je ne vois pas quand nous pourrions mieux nous soumettre à Dieu, si ce n’est quand nous en devenons les membres: à qui la tête peut-elle commander avec plus d’efficacité sinon aux membres ? Or, mieux que tout autre sacrement, ce pain de vie nous constitue membres du Christ, car de même que les membres sont en fonction de la tête, de même quiconque me mange, vivra par moi” (Ed. Amay, p. 111). Nous pourrions multiplier les citations. En Occident il y a le livre IV de l’Imitation de Jésus-Christ par Thomas à Kempis qui est consacré au sacrement de l’eucharistie. “Le corps de Jésus-Christ et l’Ecriture Sainte sont très nécessaires à l’âme fidèle”, dit-il (Ch. 11). (ou encore ch. 4, n. 2, p. 435, trad. De Lam.)
En terminant, je voudrais revenir à la dimension communautaire ou ecclésiale de l’eucharistie selon l’enseignement du NT, notamment chez saint Paul. Lorsque nous recevons le corps et le sang du Seigneur dans le sacrement, c’est certes une rencontre personnelle avec le Christ – comme on a vu – mais c’est au même temps une communion avec le Corps du Christ en toutes ses dimensions. C’est saint Augustin qui a fortement souligné cela. Il dit dans la Cité de Dieu: “Tel est le sacrifice des chrétiens: A plusieurs n’être qu’un seul corps dans le Christ (Rom 12, 5)”. Vivre la communion ecclésiale ne doit pas être une parole vide. Souvent nous vivons comme chrétiens les uns à côté des autres tandis que dans la foi nous savons que c’est le Seigneur qui nous rassemble et fait de nous des frères et sœurs dans la foi et la charité, pour être témoins de son amour dans le monde. C’est ensemble que nous entrons par le sacrement de l’eucharistie dans le ‘oui’ du Fils à la volonté du Père, que tous soient sauvés, qu’ils soient uns comme Lui et le Père dans l’Esprit, qu’ils connaissent le Père dans la vie éternelle (cf. Jn 17). Demandons cette grâce aujourd’hui: de pouvoir découvrir que nous formons le Corps du Christ, consacrés par sa Parole puissante et envoyés dans le monde avec sa lumière. Amen.
