L’épître de ce dimanche dit de Jésus qu’Il est « l’image du Dieu invisible, le premier-né
de toutes les créatures », qu’« en Lui toutes choses ont été créées dans le ciel et sur la terre »,
qu’Il est « avant tous, et que toutes choses subsistent en Lui ». Qu’est-ce à dire ?
Notre langage quotidien nous a habitués à penser la réalité de manière matérielle : nous
parlons d’une maison, que l’on peut habiter, d’arriver à temps ou en retard, ce qui se comprend
sans difficulté lorsqu’on regarde sa montre, ou de l’évolution du climat, à propos duquel les
statistiques nous informent. Mais lorsque nous lisons, dans la Bible, que Dieu a créé le monde
en six jours et s’est reposé le septième, cela peut paraître choquant, car les sciences naturelles
nous expliquent d’abord que notre terre n’est qu’une infime partie de l’univers, et ensuite que
même cette terre a mis des milliards d’années avant d’atteindre le point où elle en est
aujourd’hui. Eh oui, car en fait chaque réalité a son type de langage, les sciences naturelles ont
le leur, alors que la Bible nous parle un langage religieux. Autrement dit, elle n’est pas là pour
nous informer sur des réalités matérielles, mais elle nous révèle quel est le sens profond de notre
existence, pourquoi nous sommes là et surtout comment donner tout son sens à notre vie, non
seulement sur terre, mais aussi de manière absolue, indépendamment de l’espace et du temps.
Et pour cela, elle ne peut qu’employer un langage symbolique, car un langage matériel n’est
pas capable de parler de choses immatérielles. Au passage, signalons que c’est exactement ce
que font, par ex., les mathématiques : les chiffres que nous écrivons ne sont pas le nombre lui-
même, mais sa représentation symbolique. Il en va de même de l’écriture, qui représente des
sons par l’intermédiaire de symboles.
Donc, quand S. Paul nous dit que Jésus est le premier-né de toutes les créatures, il ne
pense évidemment pas à un ordre chronologique matériel, mais il évoque par là le sens profond
de l’existence humaine : c’est parce que Dieu, de toute éternité, a voulu que l’être humain soit
son répondant et jouisse pour cela de la plus entière liberté, que Jésus est le premier-né.
Autrement dit, et pour reprendre cette célèbre parole d’Irénée de Lyon (également présente chez
Athanase d’Alexandrie), « Dieu s’est fait Fils de l’homme pour qu’à son tour l’homme devienne
fils de Dieu ». Cela signifie encore que, de toute éternité, l’Incarnation de la Deuxième Personne
de la Sainte Trinité était prévue, non pas certes afin qu’Il meure sur la Croix – cela, ce fut le
résultat du péché de l’homme –, mais afin d’unir en Lui la divinité et l’humanité, et que par Lui
nous ayons accès à cette Communion infinie d’amour qu’est la Trinité, et que nous puissions
jouir, nous aussi, de la vie divine grâce au Christ.
Cette communion, cette béatitude infinie – puisque tout le monde est d’accord, je crois,
sur le fait que Dieu est la Béatitude même – est pourtant bien loin de ce que nous, les hommes,
imaginons instinctivement comme étant la félicité. Nous pensons naturellement à un bonheur
matériel... dont il suffit d’ouvrir les yeux sur ce que racontent les médias pour se rendre compte
à quel point elle est factice et passagère. Jésus-Christ nous a montré, dans sa Personne et dans
sa vie terrestre, quel est le prix de la vraie Béatitude divine, du fait d’aimer jusqu’au bout : « il
ne peut y avoir de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13), et c’est
ce qu’Il a fait en acceptant librement de mourir sur la Croix plutôt que de se défendre, afin de
ne faire absolument aucun mal, même à ceux qui le clouaient sur la Croix, Lui qui avait dit qu’il
faut « aimer ses ennemis, faire du bien à ceux qui nous haïssent, et prier pour ceux qui nous
persécutent et qui nous calomnient, afin d’être les enfants de notre Père qui est dans les Cieux,
qui fait lever Son soleil sur les bons et sur les méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes et sur
les injustes » (cf. Mt 5,45s). Jésus nous a ainsi révélé, dans le concret de sa vie terrestre, que le
seul vrai bonheur, celui qui ne passe pas, qui ne dépend ni du vouloir de la chair, ni du vouloir
de l’homme, mais de Dieu (cf. Jn 1,13), c’est l’Amour de Dieu, dans les deux sens de ce terme,
à savoir aimer Dieu de tout son cœur, de tout son esprit, de toute son âme et de toutes ses
forces » (cf. Mc 12,33), mais aussi avoir conscience que l’on est soi-même infiniment aimé de
Dieu, et donc avoir en Lui une parfaite confiance, une confiance telle qu’elle permet de dire en
toute vérité : « Père, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux », tout e appelant Dieu, en
toute vérité : « Abba, Père » (Mc 14,36).
Ainsi, Jésus n’est pas seulement le premier-né de toutes les créatures au sens où l’idée
même de l’Incarnation est présent en Dieu dès l’origine, Il est aussi, comme le dit S. Paul,
« l’image du Dieu invisible », car Il nous fait voir dans la réalité matérielle qui est la nôtre
comment est Dieu et ce que signifie son Amour infini.
Et il est tout aussi vrai que « toutes choses subsistent en Lui », comme l’a encore dit S.
Paul dans la magnifique épître que nous avons lue aujourd’huii : en effet, sans Jésus la vie ne
vaut plus la peine d’être vécue. Encore une fois, si tant de personnes aujourd’hui sont
découragées devant les innombrables déceptions de la vie, elles ne sont pas les premières. Les
Grecs de l’Antiquité, qui ne connaissaient pas la Bible et encore moins Jésus-Christ, répétaient
à l’envi que le meilleur sort possible pour l’homme était de ne pas naître et, si l’on était déjà
sur terre, de mourir jeune ! Le poète et philosophe grec Théognis de Mégare (VIe s. avant J-C)
le dit clairement : « Le plus enviable de tous les biens sur terre est de n’être point né, de n’avoir
jamais vu les rayons ardents du soleil ; si l’on naît, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès,
et de reposer sous un épais manteau de terre » ! Euripide et bien d’autres célèbres personnages
de la Grèce antique parlent de même. Quelques siècles plus tard, pourtant, les Pères de l’Église
ont une vue bien plus optimiste de la vie — mais eux, justement, ont connu, compris et suivi
Jésus-Christ, et c’était là leur raison de vivre !
Quant à nous, qui venons à l’église, qui entendons lire l’Écriture sainte et qui proclamons
le Credo, avons-nous compris réellement ce que nous dit S. Paul ? Avons-nous fait de Jésus-
Christ notre raison de vivre ? Avons-nous compris et décidé de mettre en pratique le fait que le
seul vrai, unique et éternel bonheur, c’est de suivre Jésus ? Certes, il est vrai que « étroite est la
porte et resserrée la voie qui conduit à la vie » (Mt 7,14), comme Jésus Lui-même l’a dit. Mais
Il a aussi dit que « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » (Mt 19,26 ; Mc
10,27). Et Il a dit encore : « sans Moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5) et aussi,
immédiatement après : « Si vous demeurez en Moi, et que Mes paroles demeurent en vous, vous
demanderez tout ce que vous voudrez, et cela vous sera accordé » (Jn 15,7). À chacun de nous
de décider s’il veut vraiment se mettre à la suite du Christ !