Au matin, les pêcheurs qui ont fini journée — si l’on ose dire, car ils pêchaient la nuit —
sont rentrés bredouilles ; ils rangent leur barque et lavent leurs filets. Voilà que Jésus passe, leur
demande d’abord un petit service : pouvoir emprunter la barque pour parler plus commodément à
la foule qui le suit et qui est rangée sur la berge du lac. Jésus délivre donc son enseignement, puis
voilà qu’il leur fait une proposition apparemment absurde : retourner sur le lac pour pêcher, alors
qu’il fait jour et que l’on n’a guère de chance de prendre du poisson à la lumière du soleil. Pierre,
qui avait certes aussi entendu la harangue de Jésus, réagit d’une manière surprenante : « sur ta
parole, Maître, je jetterai le filet »… et ils prennent une énorme quantité de poissons. C’est un
signe que Pierre interprète aussitôt : « éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur
! » Et Jésus réplique en l’appelant à sa suite et en faisant désormais de lui, et de ses compagnons
immédiats, des « pêcheurs d’hommes », autrement dit des « apôtres », des prédicateurs envoyés
par Dieu pour annoncer la Bonne Nouvelle, pour inviter les gens à se convertir et à découvrir
quel est le vrai sens de leur vie. (Lc 5,1-11)
La manière dont les autres évangélistes rapportent cet appel (Mt 4,18-22 et Mc 1,16-20) est
stylisé de manière différente, mais revient finalement au même : tout au début de sa vie publique,
après avoir reçu le baptême de Jean le Baptiste et avoir été tenté par le diable, Jésus apprend que
Jean a été emprisonné par Hérode ; il se retire alors en Galilée et, marchant le long du lac de
Gennésareth, il appelle les premiers disciples : Pierre, André, Jacques et Jean, puis les autres.
Dans le quatrième évangile (Jn 1,35-51), la scène se présente de manière un peu différente : Jean
le Baptiste désigne Jésus à deux de ses disciples, dont André, le frère de Simon-Pierre, en
l’invitant à suivre Jésus, ce qu’ils font. Après l’avoir longuement écouté, André appelle son frère
Simon en lui disant : « Nous avons trouvé le Messie » ; Simon vient à Jésus, reçoit aussitôt de
Jésus son nouveau nom de « Pierre », et ces premiers disciples, convaincus d’avoir trouvé en
Jésus celui que Dieu avait promis d’envoyer pour libérer son peuple de ses péchés, amènent
d’autres de leurs amis auprès de Jésus.
Ces différences dans la manière de raconter l’appel des apôtres ne doivent pas nous
surprendre, pas plus que les autres nombreuses divergences de détail entre les évangiles : les
auteurs des évangiles n’ont pas fait un reportage, qui ne les intéressait pas, mais ils ont écrit pour
délivrer un message, à savoir la Bonne Nouvelle de l’Évangile, que Dieu s’est fait homme pour
nous sauver. Le texte écrit qui nous est parvenu, c’est d’abord et avant tout une prédication orale,
un témoignage destiné à être entendu, et dont le but est de nous permettre de « rencontrer » Jésus
à notre tour, comme ils l’ont fait eux-mêmes. C’est la joie d’avoir rencontré le Messie, d’avoir
trouvé le chemin du salut qui donne sens à toute leur vie, et à toute vie, qui déborde de leur coeur
et cherche à se communiquer au plus grand nombre possible. Et la manière de délivrer ce
message dépend, bien sûr, de l’auteur et de son style personnel.
Toutefois, ces différences de présentation ont ceci de remarquable, et qui donne du poids à
leur message, que les points essentiels sont les mêmes. Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui,
les futurs apôtres, des pêcheurs du lac de Galilée, sont en attente d’une intervention divine. Ce
n’est pas par hasard qu’ils se trouvent là où passe Jésus, ce n’est pas par hasard qu’ils écoutent
ses discours, et qu’ils sont prêts à Le suivre. Ce n’est pas par hasard non plus que, dans le passage
de Luc que nous avons lu aujourd’hui, Pierre décrypte immédiatement le signe du miracle. Il est
certain que les apôtres n’ont pas été appelés par hasard : il s’agissait de personnes « en recherche
», comme on le dirait sans doute aujourd’hui, fortement concernées par le sens que pouvait avoir
leur vie, et en attente d’un signe du ciel. Le quatrième évangile nous les dépeint d’ailleurs comme
des disciples de Jean-Baptiste, de ces Juifs qui venaient recevoir de Jean un baptême de pénitence
et attendaient la venue du Messie. Pour reprendre la comparaison que fera Jésus dans la parabole
du semeur, ces gens étaient de la « bonne terre », prête à recevoir la semence pour porter du fruit.
Et la semence est venue sous forme d’un appel de Jésus.
Quelle que soit la manière dont chacun a rencontré Jésus, il est typique que cela se scelle
par un acte de foi : une personne qui cherche réellement Dieu, qui a entendu parler Jésus et l’a
écouté du fond du coeur ne peut manquer d’être bouleversée jusqu’au plus profond d’elle-même.
C’est ainsi que Pierre et les autres décideront librement de suivre Jésus, en quittant tout sans
savoir exactement où cela les mènera (« laissant là leur barque et leurs filets »), mais en ayant
l’assurance intérieure qu’il s’agit là d’un appel de Dieu, qui ne peut les tromper. Il en ira de
même, plus tard, pour Matthieu le publicain, appelé par Jésus alors qu’il était à son bureau de
perception des taxes, et qui laissa tout pour suivre Jésus (Mt 9,9).
Et c’est à ce point-là que l’évangile que nous avons entendu aujourd’hui nous rejoint, nous
qui sommes rassemblés dans cette église pour célébrer la Divine Liturgie, le sacrement au cours
duquel nous faisons mémoire de la Dernière Cène, de la Mort de Jésus sur la croix et de sa
Résurrection le 3 e jour. Nous ne pouvons le faire en vérité qu’en écoutant de tout notre coeur ce
que l’Église — la communauté chrétienne dont nous faisons aussi partie — nous enseigne par les
lectures et les prières, qu’en participant de tout nous-même à cette prière commune destinée à
nous soutenir dans la foi et à éclairer notre route. Car nous ne pouvons être ici en vérité que dans
la foi : qui viendrait en touriste ne peut en garder qu’un souvenir touristique, seuls ceux et celles
qui veulent vraiment se laisser nourrir et éclairer par la Parole de Dieu peuvent en retirer un
bénéfice pour la vie de tous les jours et pour toute notre vie, y compris notre vie dans l’éternité.
Autrement dit : si nous ne venons pas à l’église avec le désir d’écouter Jésus, de nous laisser
toucher par Lui au plus profond de notre coeur, nous serons comme ces Juifs d’il y a 2000 ans qui
ont entendu parler Jésus, qui se sont étonnés de l’entendre si bien parler alors qu’Il n’avait pas
fait d’études poussées… et puis qui s’en sont retournés à leur train-train quotidien sans plus y
penser.
Si, au contraire, comme les Apôtres, nous venons à l’église animés par le désir de donner à
toute notre vie un sens qui la dépasse infiniment, une dynamique qui la porte vers l’éternité et —
les chrétiens y croient ! — vers ce Dieu qui nous aime tous individuellement, qui désire que nous
réussissions notre vie terrestre et vivions ensuite avec Lui éternellement, alors nous pouvons nous
laisser interpeller par le récit entendu aujourd’hui.
Certes, Dieu ne nous appelle pas tous à « laisser là nos filets pour Le suivre » : à chacun sa
vocation et son lieu de vie. Mais tous nous sommes appelés à vivre en vérité de la Parole de Dieu,
à nous laisser bouleverser par son message et à en rendre témoignage par nos vies. Pour reprendre
la parole de saint Paul entendue aujourd’hui dans l’épître : « Que chacun donne selon qu'il l'a
résolu dans son coeur, non avec tristesse, ni par contrainte; car Dieu aime celui qui donne avec
joie » (2 Co 9,7). Pour nous, il ne s’agit pas d’abord de donner de l’argent, mais de nous donner
nous-mêmes à Dieu, de n’avoir pas peur de nous déclarer chrétiens et surtout de vivre en vrais
chrétiens. Nous nous sentons trop faibles et mal à l’aise dans ce qui semble être un rôle qui nous
dépasse ? Écoutons encore saint Paul : « Dieu est puissant pour vous combler de toute grâce, de
sorte qu'ayant toujours en toutes choses un entière suffisance, vous ayez abondamment de quoi
faire toutes sortes de bonnes oeuvres » (2 Co 9,8). Autrement dit : il ne s’agit pas d’avoir peur !
Les Apôtres étaient de simples pêcheurs sans aucune culture, mais ils avaient la foi et Dieu a, par
eux, fait entendre son message dans toute la terre habitée (cf. Ps 18,5 [hb 19,4] et Rom 10,18).
Nous aussi, quel que soit notre état de vie, nous sommes appelés à faire retentir le message de
Dieu. Mais pour cela il y a une condition : c’est que nous y croyions vraiment, et que nous
voulions nous aussi suivre Jésus, là où nous sommes, dans notre vie de tous les jours, mais sans
aucune hésitation. Y sommes-nous prêts ?