« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de
quoi vous le vêtirez ». On voit bien que Jésus n’avait pas de famille, dira-t-on ! Il pouvait
vivre sans se soucier du lendemain, non seulement parce qu’Il était totalement détaché des
biens terrestres, mais aussi parce qu’Il avait des personnes qui se souciaient de Le nourrir, Lui
et ses disciples (cf. Lc 8,3 : Jeanne, femme de Chouza, intendant d'Hérode, Suzanne et
plusieurs autres, qui les assistaient de leurs biens). C’est vrai, indiscutablement mais,
d’abord, il ne faut pas oublier que cela ne concerne pas que Jésus : bien des épisodes vécus
par des saints nous montrent que ce qui compte, c’est notre attitude à l’égard des biens
nécessaires à la vie. Dieu a confié la terre à l’homme pour qu’il la travaille, saint Paul nous a
rappelé que « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus » (2 Thess
3,10), mais cela concerne le fait de travailler, et non pas de s’inquiéter à propos du résultat !
C’est d’ailleurs ce que nous dit Origène, un des plus grands exégètes du christianisme,
qui vécut il y a 18 siècles :
« Ah ! si la majorité des hommes ne passait pas toute la journée … dans la
vanité ! … je suis dans la vanité, quand j’abats mes greniers et que j’en construis de
plus grands, disant à mon âme : Tu disposes de biens pour beaucoup d’années,
repose-toi, mange, bois réjouis-toi (Lc 12, 18-19). Dans la vanité, notre âme est
troublée et blessée par les préoccupations et les soucis de la vie, comme si elle se
trouvait au milieu des épines (Mt 13, 7) » (hom. 5 sur le Ps 77, éd. Perrone, p. 320-
321).
La vanité, ce n’est pas travailler ou agir, c’est se mettre martel en tête pour chercher à
savoir comment tirer le maximum de ses biens, c’est se faire l’esclave de l’argent, comme
Jésus l’a dit explicitement dans l’évangile que nous avons entendu (Mt 6,24). L’Écriture nous
le montre déjà avec l’exemple de la veuve de Sarepta, qui, pendant une grave famine, a
accepté de partager avec le prophète Élie le très peu de pain qui lui restait pour se nourrir, elle
et son fils, et dont les provisions ont miraculeusement suffi jusqu’à ce que la famine soit
passée (1 Rois 17). Nous le voyons aussi dans épisode de la multiplication des pains (Mt
6,14ss et parallèles) : Jésus prend les pains, rend grâce au Père et les donne à distribuer, sans
que cela s’épuise. Et ne croyons pas que cela soit lié au pouvoir personnel de Jésus — qui,
certes, en avait le pouvoir, étant Dieu, mais jamais Jésus n’a voulu utiliser son pouvoir
personnel quand Il était sur terre : Il a toujours voulu tout recevoir du Père, comme nous le
voyons encore dans la résurrection de Lazare, au chapitre 11 du quatrième évangile : « Je te
rends grâce, Père, de m’avoir exaucé » (Jn 11,41s). C’est de Dieu, et de Dieu seul, qu’il faut
attendre le salut.
Cela paraît, à coup sûr, absurde aux yeux des hommes. Il ne manque pourtant pas
d’histoires à ce propos, mais la condition pour les entendre, c’est de vouloir croire, car il est
toujours facile de dire « c’est le hasard » — un « hasard » qui étrangement fait si souvent bien
les choses, mais uniquement lorsqu’on ne cherche pas à l’utiliser pour soi-même ! Une des
plus anciennes histoires à ce propos se trouve dans la Vie de saint Pachôme (IVe siècle), le
père de la vie cénobitique : sa communauté n’avait plus rien à manger, Pachôme s’en remet au
Seigneur, et voici qu’un riche donateur vient frapper à la porte avec tout un chargement de
pain (Vie bohaïrique, ch. 39). J’ai lu la même chose dans la vie d’une religieuse italienne qui
avait ouvert un orphelinat au milieu du XIXe siècle : il n’y avait plus de provisions, la soeur
cuisinière vient lui dire que toutes les provisions étaient épuisées, et elle avait plus de 50
orphelins à nourrir, elle ordonne à la soeur de retourner voir dans la réserve, et voici qu’elle
était pleine ! Mais plus près de nous, un prêtre qui avait urgent besoin d’une somme
importante pour secourir quelqu’un s’assied sur un banc public pour manger son casse-croûte
à midi, se demandant où il pourrait bien trouver pareille somme, et voici qu’un inconnu
s’assied à côté de lui et lui tend une enveloppe « pour ses oeuvres » : c’était la somme dont il
avait besoin ! La même aventure est arrivée il y a une quarantaine d’années à une
communauté de religieuses très pauvres, qui avaient besoin d’une somme assez importante
pour régler une dette, et qui n’avaient pas de quoi : elles s’en remettent à Dieu, on sonne à la
porte tôt le matin, un inconnu leur tend une enveloppe et s’en va, c’était juste l’argent qu’il
leur fallait ! Et une autre religieuse, malade, qui avait donné toutes ses économies pour
dépanner une famille nombreuse qui était dans le besoin, a reçu exactement la somme en
retour trois semaines plus tard, pratiquement « tombée du ciel », ou plus exactement apportée
par quelqu’un qui avait reçu cet argent de quelqu’un qui voulait que cet argent revienne à
Dieu sans savoir où il irait. J’ajouterai une expérience comparable dans la vie du P. Mattā l-
Maskīn, un moine copte décédé il y a près de vingt ans : il avait un besoin impératif d’un
médicament que l’on ne trouvait qu’en Allemagne, qu’il avait reçu des années auparavant et
dont il ne lui restait qu’un seul tube ; et voilà qu’un ouvrier du monastère se trouve
brusquement avoir besoin précisément de ce médicament-là ; le P. Mattā l’a donné sans
hésiter ; le lendemain, un pélerin venu d’Allemagne, et que personne n’attendait, apporta
quatre tubes de ce médicament…
Le point commun de tout cela, c’est la liberté intérieure que l’on peut avoir vis-à-vis des
biens. Ils nous sont nécessaires pour vivre, à coup sûr, mais nous avons encore bien plus
besoin de Dieu pour nous « donner la vie », c’est-à-dire pas seulement la vie terrestre, mais la
vie tout court, celle qui consiste dans « l’espérance de la gloire de Dieu », pour reprendre les
paroles de saint Paul dans l’épître de ce jour : « Ayant donc reçu notre justification de la foi,
nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, lui qui nous a donné d'avoir
accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis et nous nous glorifions dans
l'espérance de la gloire de Dieu » (Ro 5,1s). Et la parfaite incarnation de cette totale liberté
vis-à-vis des choses créées, dans une totale soumission à Dieu, nous la trouvons bien sûr de
manière absolue dans la personne de Jésus qui, étant Dieu, « s'est humilié lui-même, se
rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix » (Phil 2,8). Rappelons-
nous sa réponse au Tentateur : « L'homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute
parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4,4). Et rappelons-nous aussi dans la figure de
Job, un personnage très riche qui, en un jour, a tout perdu, tous ses biens, toute sa maisonnée
et même tous ses enfants d’un seul coup, et s’est retrouvé assis sur la cendre, et a dit : « Le
Seigneur a donné, le Seigneur a repris, béni soit le nom du Seigneur » (Job 1,21).
Certes, cette liberté intérieure ne s’acquiert pas en un seul jour, elle suppose que nous
retournions souvent vers le Seigneur, pour écouter sa parole et chercher à la mettre en
pratique, elle suppose que nous apprenions des épreuves que la vie ne manque pas de nous
ménager, comme nous l’a encore rappelé saint Paul dans l’épître de ce jour : « Nous nous
glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la
constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l'espérance. Et l'espérance ne déçoit point,
parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut
donné » (Rom 5,3-5). Que ce même Esprit Saint nous soutienne et nous aide à toujours nous
en remettre totalement à Dieu, à chercher d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste
nous sera donné par surcroît ! comme le dit l’évangile de ce jour.