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Sixième dimanche de Pâques - L'Aveugle-né

Dans l’évangile de ce matin, nous voyons une scène quelque peu inhabituelle : en
passant avec ses disciples, Jésus voit un aveugle-né occupé à mendier. Contrairement à ce qui
se passe lors d’autres miracles, l’homme en question ne demande rien, il ne sait même pas,
semble-t-il, qui est Jésus. Ce sont les disciples qui prennent l’initiative de demander à Jésus
pourquoi cet homme est né aveugle : puisque, dans la conception de l’époque, un malheur
comme celui-là ne pouvait être qu’un châtiment divin, ils se demandent si c’est lui qui aurait
péché avant sa naissance – chose manifestement bien improbable ! – ou s’il aurait été puni
pour un crime commis par ses parents – autre injustice majeure, car pourquoi devrait-on être
puni pour une faute que l’on n’a pas commise ? La réponse de Jésus paraît sibylline : c’est
pour que soient manifestées en lui les oeuvres de Dieu ! On est encore un peu plus surpris :
Dieu utiliserait-Il les êtres humains comme des instruments ? Cela ne correspond guère à ce
que Jésus nous a révélé par ailleurs !
Vient alors le miracle, en trois temps : Jésus crache par terre et fait de la boue avec la
poussière du sol et sa propre salive, et Il en oint les yeux de l’aveugle. Avouons que cela aussi
nous choque, nous occidentaux du XXIe siècle… Toutefois, il faut bien voir que, d’une part,
cela ne choquait pas les contemporains de Jésus, mais qu’au contraire ils ont pu y voir, au
moins après coup, un symbole qui pour eux était parlant : tout comme, au début de la Genèse,
Dieu crée l’homme à partir du limon de la terre, Jésus allait re-créer cet homme en lui donnant
la vue. Ensuite – et c’est le second temps – Jésus envoie cet aveugle se laver les yeux à la
piscine de Siloé, ce qui représentait un gros effort pour un aveugle, mais celui-ci obéit sans
poser de questions (alors même, notons-le, que Jésus ne lui a pas promis la guérison s’il y
allait). C’est un exemple de foi simple et directe qu’il n’est pas mauvais de méditer.
L’aveugle-né y va, se lave et y voit désormais clair : c’est le troisième temps, mais tout ne
finit pas là.
En effet, comme nous l’avons entendu, cette affaire va poser un cas de conscience aux
pharisiens, zélés gardiens de la Loi, et en particulier de celle du sabbat, car c’était un jour de
sabbat que Jésus avait fait de la boue pour en oindre les yeux de l’aveugle, et cela constituait
un « travail » interdit ce jour-là. Ils ouvrent donc une enquête mais, devant l’évidence absolue
que Jésus avait bien fait un miracle absolument inexplicable, à savoir donner la vue à
quelqu’un qui était né aveugle, plutôt que d’admettre le fait, ils s’obstinent dans leur
interprétation de la Loi et préfèrent nier l’évidence. L’aveugle, lui, plein de bon sens et
connaissant lui aussi le principe, solidement ancré dans l’Ancien Testament, que « Dieu
n’exauce pas les pécheurs », en conclut que Jésus doit être un prophète. À bout d’arguments,
plutôt que d’admettre leur défaite, les pharisiens le jettent dehors.
Notre ancien aveugle retrouve à nouveau Jésus, qui se révèle alors à lui comme « le Fils
de l’homme », et cet homme se prosterne devant Lui.
Ici finit la langue lecture de ce jour. Comme vous le voyez, elle soulève bien des
questions, auxquelles on devrait répondre longuement, mais en fait je vais me limiter à
présent à une seule, qui figure dans le verset suivant (qui n’a pas été lu), et qui donne la clé de
toute cette histoire. C’est la déclaration de Jésus : C'est pour un jugement que Je suis venu

dans ce monde, afin que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent
aveugles (v. 39 ; cf.Is 6,9-10). Jésus serait-Il venu sur la terre pour rendre aveugles ceux qui
voient ?
Cette simple phrase nous rappelle qu’on ne peut pas lire simplement l’Écriture sainte
comme si c’était un texte d’aujourd’hui ! Elle doit être comprise dans toute sa profondeur
biblique, et notamment à la lumière de l’Ancien Testament, que tout Juif connaissait
normalement de manière approfondie.
Quand Jésus parle de rendre la vue aux aveugles, tout le monde applaudit. Mais il faut
bien comprendre qu’il s’agit d’abord et avant tout de rendre la vue spirituelle aux aveugles
que nous sommes – aveugles non pas des yeux de chair, mais de ceux de l’esprit. Il s’agit de
savoir « lire les signes », ce que les pharisiens de cette histoire n’ont pas voulu faire, alors que
celui qui était né aveugle l’a fait de la manière la plus naturelle qui soit – et notez bien que,
chez lui, cela a commencé avant même la réalisation du miracle, car il est allé sans discuter se
laver les yeux à la piscine de Siloé ce qui, pour l’aveugle qu’il était encore, représentait une
véritable épreuve. Il a parfaitement compris le sens du miracle quand il a confessé « c’est un
prophète », et il a fait confiance sans hésiter à Jésus quand celui-ci s’est présenté comme « le
Fils de l’homme », à comprendre comme l’Envoyé de Dieu, le Messie.
En revanche, les pharisiens étaient ceux que tout le monde considérait comme les
grands connaisseurs de la Loi, et qui se considéraient eux-mêmes comme les seuls « voyants
», ceux qui prétendaient connaître la volonté de Dieu mieux que Dieu lui-même. Et on voit où
cela les a menés : d’abord à essayer de manipuler les faits en influençant les témoins, puis
quand les faits sont trop manifestes pour être contestés, ils en viennent à nier l’évidence, se
réfugiant derrière leur prétendue science pour ne pas devoir répondre à la question qui dévoile
leur ignorance.
Et c’est là qu’apparaît l’explication de la parole de Jésus : s’Il est venu « ouvrir les yeux
des aveugles », cela veut dire permettre à « tous les hommes de bonne volonté » de découvrir
la vérité, de se rendre compte que la vie ne se limite pas à ce que voient nos yeux de chair,
mais qu’elle comporte une dimension infiniment supérieure dans laquelle Jésus, précisément,
nous introduit. En revanche, « ceux qui voient », ce sont en fait ceux qui, comme les
pharisiens, s’imaginent y voir clair, ceux qui estiment que ce que voient leurs yeux de chair,
ou ce que comprend leur cerveau humain, inclut toute la réalité, et qu’il ne peut rien y avoir
d’autre – et par cela même ils se ferment à eux-même l’accès à la vérité et à la vraie vie, celle
à laquelle Dieu a appelé l’homme en le créant « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gen
3). Comme Jésus l’a répondu à Satan lors des tentations : L'homme ne vit pas seulement de
pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4). Pour entendre la Parole de
Dieu, pour s’en nourrir, il faut la désirer, il faut se rendre compte que l’on en a besoin et la
prendre, alors qu’elle est mise à notre portée par Jésus. Ou, pour rester dans l’image de
l’aveugle, il faut admettre que nous avons besoin que Jésus nous ouvre les yeux, et non pas
prétendre y voir clair par ses propres moyens…
Dans la société où nous vivons, qui exalte l’autonomie du « moi » et veut tout réduire
au visible et au consommable, nous rendons-nous compte que nous avons plus besoin que
jamais d’écouter la parole de Dieu, de nous laisser interpeller par elle ?