À l’aube du dimanche, c’est-à-dire dès que cela a été possible, les saintes femmes se sont
rendues au tombeau pour embaumer le corps de Jésus, opération pieuse qu’il n’avait pas été
possible d’exécuter au moment même des funérailles, parce que sabbat allait commencer. Certes, le
mort, lui, n’a aucun besoin d’être embaumé: c’est pour les vivants que l’on embaumait les morts,
pour pouvoir se dire à soi-même que l’on avait fait tout ce que l’on pouvait pour l’être aimé qui
n’était plus de ce monde.
Elles viennent, mais voilà que la pierre qui fermait le tombeau a été enlevée, et qu’au lieu de
trouver le corps du mort, elles voient un ange leur annoncer que Jésus est ressuscité ! Prises de peur,
elles s’en vont sans rien dire à personne, nous dit l’évangile de Marc. Nous savons par les autres
évangiles qu’en fin de compte, elles sont allées le dire aux disciples (Mt 28,8; Lc 24,9; Jn 20,2.18),
lesquels ne les ont pas crues, et que Jésus devra venir confirmer lui-même aux Apôtres la réalité de
sa Résurrection. Nous savons aussi par les autres évangiles que Jésus est apparu en personne aux
femmes, qui ont pu embrasser ses pieds (Mt 28,9), ou à Marie de Magdala (Jn 20,16) – d’ailleurs
pour cette dernière en marquant la distance (« Ne me touche pas » Jn 20,17). Mais pourquoi Jésus
est-Il ainsi apparu aux femmes avant tous les autres ?
On peut tout d’abord remarquer que, dans la mentalité de la société antique, les femmes
étaient par définition des « personnes sans défense », comme les enfants, et c’est sans doute aussi
pour cela qu’elles ont pu rester au pied de la Croix sans être inquiétées, avec saint Jean qui devait
être assez jeune et donc ne paraissait pas non plus quelqu’un de suspect. N’oublions pas la grande
peur encourue par saint Pierre dans la cour du Grand Prêtre : si l’on n’a pas inquiété Jean, qui était
connu du Grand Prêtre (Jn 18,15s), Pierre était plus âgé et son accent galiléen le trahissait (Mt
26,73), et on l’a tout de suite soupçonné « d’être de ces gens-là ». Et, quoiqu’il eût amèrement
regretté son reniement, Pierre, pas plus que les autres Apôtres, n’a osé se faire remarquer en suivant
Jésus jusqu’au bout. En revanche, personne n’aurait imaginé apostropher les femmes qui pleuraient
au pied de la Croix, ou quand elles venaient au tombeau : dans cette société, c’était en quelque sorte
« leur rôle », et tout le monde trouvait cela normal.
C’était peut-être « normal » pour l’époque (n’oublions pas qu’il y avait des « pleureuses
professionnelles »), mais je ne crois pas du tout que ce soit cela qui ait motivé la présence des
saintes femmes au pied de la Croix, puis au tombeau. La vraie raison, c’est leur attachement
profond à la personne de Jésus. Jésus étant mort sur la Croix, les Apôtres, en hommes très réalistes,
se disent que tout est perdu, que les grands espoirs que Jésus avait suscités sont allés en fumée (Lc
24,21), et qu’il n’y a plus qu’à se cacher pour ne pas risquer de se faire attraper à son tour (d’où, au
Cénacle, les « portes fermées par peur des Juifs »). Pour les femmes, leur réaction est bien exprimée
par Marie : Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre, et nous ne savons pas où ils l’ont mis (Jn 20,2).
C’est « leur » mort, elles ont besoin de le voir, de pleurer en sa présence. Sans doute avaient-elles
aussi espéré, comme les disciples, que Jésus amènerait une sérieuse réforme de la société
corrompue dans laquelle elles vivaient, mais le point principal, c’est leur attachement à Jésus, celui
qu’elles suivaient depuis des années, qu’elles servaient et, pour celles qui le pouvaient, qui
l’assistaient de leurs biens (Lc 8,3).
Si les femmes étaient seules au tombeau le dimanche matin, elles n’étaient pas les seules à
aimer Jésus : Joseph et Nicodème se sont souciés de Lui trouver une sépulture convenable et,
notons-le, ont exercé un rôle essentiel dans cette histoire, même si on n’en parle guère ; c’est en
effet grâce à eux que Jésus a été mis dans un sépulcre neuf (Jn 19,41), donc un endroit où son
cadavre était seul et repérable. Sinon, comme tous les condamnés, le corps de Jésus aurait été jeté
dans la fosse commune, et il n’aurait plus été possible de constater que le corps avait disparu !
Quant aux Apôtres, ce n’est pas qu’ils manquassent d’affection pour Jésus, mais leur
attachement était moins affectif, plus réservé; ils étaient tristes (Lc 24,17), mais ne pleuraient pas.
Rappelons-nous toutefois qu’ils étaient prêts à mourir avec Lui, au moins en paroles (Mt 26,35; Mc
14,31; Jn 11,16), et sans doute aussi en réalité, mais la faiblesse humaine rend le passage à l’acte
bien difficile, comme on l’a vu lors de l’agonie (Mt 26,40.43; Mc 14,37.40). Ils ne se sont rendus au
tombeau que lorsque les femmes leur eurent fait part de la découverte qu’il était vide, et en sont
revenus en se demandant ce que cela signifiait (Lc 24,12)…
Et c’est là que nous voyons que Dieu s’adresse à chacun de nous en fonction de ce que nous
sommes. Les saintes femmes avaient un profond attachement personnel à la personne de Jésus :
elles vont au tombeau, elles le trouvent vide, elles entendent le message de l’ange… mais ensuite
Jésus leur apparaît en personne, elles peuvent Le voir, éventuellement Lui baiser les pieds. Les
Apôtres, eux, sont pleins de joie à la vue du Seigneur (Jn 20,20), mais ils ont quelque difficulté à
être bien sûrs qu’il ne s’agit pas d’un fantôme : Jésus mange quelque chose devant eux (Lc 24,42s),
Il se laisse toucher par Thomas (Jn 20,28). Notons bien la différence entre le toucher de Thomas,
destiné à « vérifier », et la réaction des saintes femmes, qui Lui baisent les pieds, dans un geste
d’amour et de joie (Mt 28,9). Et l’évangile de Matthieu nous dit d’ailleurs que, lors de la dernière
apparition en Galilée avec l’envoi en mission, quelques-uns, cependant, hésitaient encore (Mt
28,17). Jésus entre en relation avec chacun de nous selon ce que nous sommes…
L’histoire ne s’arrête pas là : la venue de l’Esprit-Saint, le jour de la Pentecôte, transformera
totalement les disciples (Ac 2,4), et en fera des témoins qui n’ont pas peur de verser leur sang pour
la vérité. La plupart des femmes, elles, vivront une discrète vie de prière avec Marie, la mère de
Jésus (Ac 1,14), selon ce à quoi s’attendait la société d’alors, mais en fait elles soutiendront par leur
foi discrète et leur amour profond l’Église naissante, ce que toute la tradition souligne fortement
pour la personne de la Vierge Marie. Loin d’être « secondaires » parce qu’elles ne prêchaient pas,
les saintes femmes étaient indispensables à la vie de l’Église, non seulement parce qu’elles étaient
les apôtres des femmes (Ac 9,36ss), en particulier les diaconesses (cf. Rom 16,1), dans une société
où hommes et femmes vivaient le plus souvent séparés, mais aussi parce qu’elles intervenaient dans
un autre cadre, offrant l’hospitalité à Paul (Act 16,14s), ou l’assistant avec leur mari (Priscille,
femme d’Aquila, Ac 18). Cela correspondait à la manière de vivre du monde dans lequel elles
vivaient.
En fait, peu importe la manière, qui est liée à un temps et un lieu. L’important pour elles – et
pour nous – c’est de savoir comment chacun se situe par rapport à Jésus. Quel que soit le temps et le
lieu, les rôles sont différents, chacun a son tempérament et sa sensibilité, mais l’essentiel est là : le
Christ s’adresse à nous de la manière qui nous convient le mieux… pour autant que nous
L’attendions. Car, vous l’aurez sans doute remarqué, le Christ n’est apparu, d’une manière ou d’une
autre, qu’à ceux qui L’attendaient. Ceux qui ne croyaient pas en Lui, ou qui ne s’intéressaient pas à
son message, ne L’ont jamais vu, car Jésus ne se serait pas permis de les déranger, vu que, de toute
façon, une apparition aurait été inutile : on l’aurait pris pour un fantôme ou pour un magicien. C’est
bien ce que suggérait la moquerie Qu’il descende de la croix et nous croirons en lui Mt 27,42 : si
Jésus était descendu de la Croix, Il aurait sans doute convaincu tout le monde de son pouvoir
extraordinaire… mais pas de la vérité du seul et unique message qu’Il voulait délivrer. Car Jésus
n’est pas venu sur terre pour faire des prodiges, mais pour que chacun comprenne et décide
librement de Le suivre pour se sauver. Mais à ceux qui L’ont reçu, à ceux qui croient en son Nom, Il
a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (cf. Jn 1,12). La question qui se pose à chacun
d’entre nous, c’est donc : et nous-mêmes, attendons-nous Jésus ? souhaitons-nous « être dérangés »
parLui ? Qu’attendons-nous de Lui ? Quel sens a pour nous sa Résurrection ? Car, oui, le Christ est
ressuscité !