Cet épisode figure dans les trois évangiles synoptiques (Mt 8,29-34 ; Mc 5,1-20 ; Lc 8,26-
39), mais avec deux différences : alors que Mt présente deux démoniaques, chez Mc et Lc il n’y
en a qu’un seul mais, surtout, c’est la finale qui diffère – et c’est précisément sur cette finale que
je voudrais m’attarder quelque peu.
En effet, après que les habitants du lieu aient prié Jésus de s’en aller au plus vite, effrayés
qu’ils étaient par la puissance redoutable qu’il avait manifestée – n’a-t-il pas en un instant à la
fois libéré qui était depuis longtemps la proie de démons terribles et fait périr tout un troupeau de
porcs (Mc précise qu’ils étaient environ deux mille) ? –, Mc et Lc ajoutent que l’homme qui
venait d’être guéri demande à pouvoir suivre Jésus, mais Jésus lui répond : Retourne chez toi et
raconte tout ce que Dieu a fait pour toi. C’est ce qu’il fera : l’évangéliste précise qu’il annoncera
dans toute la région ce que Jésus avait fait pour lui.
L’an dernier, j’ai développé ce dernier point en essayant de répondre à la question de savoir
pourquoi cet homme n’a pas été autorisé à suivre Jésus. Cette année, je me propose de voir l’autre
aspect de la réponse de Jésus, à savoir l’importance de l’action de grâces.
En effet, l’action de grâce est en fait une véritable mission qui nous est confiée : en rendant
grâce, nous rendons témoignage face aux autres de la puissance de Dieu, et nous apportons notre
propre contribution à l’annonce de l’Évangile car, depuis la Résurrection de Jésus, c’est par le
témoignage que cette annonce est transmise.
Certes, la Bible fourmille d’actions de grâces : les psaumes chantent les merveilles de la
création (Ps 102 & 103 = hb. 103 & 104) ; Anne, la mère du prophète Samuel, rend grâces à Dieu
d’avoir exaucé son vœu et de lui avoir donné un enfant, qui sera ensuite un grand prophète en
Israël (1 Sam 2,1 ss); Zacharie rend grâces pour la naissance de Jean-Baptiste (Lc 1,68 ss); et
Jésus lui-même rend grâces au Père d’avoir caché cela aux sages et aux habiles, et de l’avoir
révélé aux tout-petits (Lc 10,21), tout comme Il rend grâces au Père de l’avoir exaucé lors de la
résurrection de Lazare, en précisant bien, d’ailleurs, qu’Il le fait non pas pour lui-même, mais
pour ceux qui l’entouraient, afin qu’ils croient (Jn 11,41s).
En rendant grâces, nous prenons conscience du souci que Dieu a pris de nous, qu’Il est
fidèle et ne nous laissera jamais tomber. Lui qui est intervenu pour des choses de moindre
importance, comment pourrait-il nous abandonner quand il est question de l’essentiel, de notre
vie éternelle (cf. Lc 12,22ss: Dieu nourrit les oiseaux et habille les lys des champs) ? Ce n’est pas
Dieu qui aurait besoin de notre reconnaissance, c’est nous qui avons besoin de faire mémoire de
sa sollicitude à notre égard pour “faire le point”, pour regarder notre situation et celle de toute la
création à travers un regard de vérité, le regard même que Jésus portait sur le monde quand Il y
était présent, le regard par lequel les saints ont discerné l’Esprit de Dieu à l’œuvre dans le monde,
le regard qui a été donné aux apôtres lors de la Transfiguration et qui leur a permis de voir la
gloire de Jésus transfiguré… D’ailleurs, que sera d’autre la vie éternelle dans le ciel sinon une
incessante action de grâces à Dieu pour ce qu’Il est lui-même et pour ce qu’il nous donne d’être?
Cf. Rev 19,7-9: Alleluia ! Car il a pris possession de son règne, le Seigneur, le Dieu Maître-de-
tout. Soyons dans l’allégresse et dans la joie, rendons gloire à Dieu, car voici les noces de
l’Agneau, et son épouse s’est faite belle : on lui a donné de se vêtir de lin d’une blancheur
éclatante. Le lin, c’est en effet les bonnes actions des saints. Puis il me dit : “Écris : Heureux
les gens invités au festin de noce de l’Agneau.”
L’action de grâces naît — comme les cantiques de l’AT et du NT — de la méditation des
“œuvres du Seigneur”, de la relecture de nos vies à la lumière de la Parole de Dieu, qui permet
d’y reconnaître le “signe” de Dieu (comme l’ont compris les deux disciples d’Emmaüs: Lc 24,13-
32), et voir que son Nom est sanctifié, c-à-d. qu’Il “se fait reconnaître comme Dieu” (car Dieu
est “le saint”, “le Tout-Autre”, donc Le reconnaître comme tel, c’est “Le reconnaître comme
Dieu”). Cette action de grâces peut devenir continuelle, comme chez S. Paul (cf. le début de ses
lettres: Je rends grâces continuellement... 1 Co 1,4 ; Phil 1,3 ; Col 1,3b ; 1 Thes 1,2 ; 2 Thes 1,3);
c’est alors l’émerveillement de la créature qui voit que le Règne de Dieu arrive. C’est
l’anticipation du ciel où, comme le proclame le livre de l’Apocalypse, les élus confesseront Dieu
(Rev 15,3ss) et Jésus (Rev 5,9 ss) [et aussi Rev 4,11; 11,16 ss; 19,1-9].
Mais je crois que nous pouvons approfondir encore un peu ce qu’est l’action de grâces. En
effet, la reconnaissance de tout ce que Dieu fait pour nous, ce n’est pas seulement la prise de
conscience d’un bienfait, si grand soit-il : n’est-elle pas, au fond, la prise de conscience de
l’amour que Dieu porte à chacun d’entre nous ? S’il prend un tel soin de nous, n’est-ce pas parce
qu’Il nous aime, tous et chacun individuellement ? Comme le petit enfant qui trouve “normal”
que l’on s’occupe de lui, parce qu’il ne s’est jamais trouvé dans une situation différente, nous
commençons par bénéficier de l’attention de Dieu ; puis, progressivement, nous avons conscience
du bienfait reçu, et nous Lui en rendons grâce. Mais au moment où notre vie spirituelle arrive à
maturité, comme celle de l’adulte qui devient parent à son tour et prend conscience de tout ce
qu’il a lui-même reçu de ses parents, nous commençons à percevoir ce que c’est que d’aimer ses
enfants, et que nous avons été aimés dès avant notre naissance. Et nous commençons alors à
comprendre que Dieu nous aime, tous et chacun individuellement. Comme le dit si bien la 1 e
épître johannique : L'amour consiste en ce que ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais que
c'est Lui qui nous a aimés le premier, et qui a envoyé Son Fils comme une propitiation pour nos
péchés (1 Jn 4,10). Nous commençons à dire à Dieu : “Comme tu m’aimes !”…
Et peut-être serons-nous alors aussi amenés à en tirer la conséquence, comme le fait le
verset suivant de la même épître : Bien-aimés, si c'est ainsi que Dieu nous a aimés, nous aussi
nous devons nous aimer les uns les autres (1 Jn 4,11)…