Rappelons d’abord brièvement la parabole entendue à l’évangile d’aujourd’hui : un roi, qui avait préparé un festin pour célébrer les noces de son fils, envoie ses serviteurs appeler les invités, mais ceux-ci non seulement ne viennent pas, mais en plus maltraitent et tuent les messages qui portaient l’invitation ; le roi fait alors inviter tous ceux que l’on trouve par les chemins, les “laissés pour compte” — on les force même à entrer ! — et la salle est pleine. Mais un des convives ne portait pas l’habit de fête, et n’a aucune justification à avancer pour cela : voyant cela, le roi le fait jeter dehors “dans les ténèbres extérieures”, et la parabole s’achève sur cette parole décourageante : “beaucoup sont appelés, mais peu sont élus”.
La première chose qui nous interpelle, nous hommes du XXIe siècle, dans l’évangile que nous avons entendu aujourd’hui, c’est la grande violence qu’il semble prôner — une violence que, hélas, nous voyons de plus en plus dans notre société, mais dont nous espérons justement que l’évangile soit un antidote. Le roi se met en colère contre les invités qui ne sont pas venus (notez qu’aucun d’entre eux n’est venu, ce qui n’est guère vraisemblable dans la réalité, à moins d’un complot), envoie ses troupes tuer ces gens et brûler leur ville. Par ailleurs, il fait entrer de force tous ceux que l’on trouve par les chemins, les “laissés pour compte” — là aussi, sourions : si quelqu’un voulait inviter à un festin tous les SDF, les migrants sans logement et les mendiants, il y a gros à parier qu’ils viendraient tous sans se faire prier ; enfin, le roi se fâche tout rouge parce qu’une des personnes présentes ne porte pas l’habit de noces, ce qui n’est guère étonnant si l’on prend à la lettre le fait qu’il s’agissait de mendiants, dont on peut supposer qu’ils ne disposaient pas d’une garde-robe bien garnie ! Tout cela peut paraître à nos yeux une bien mauvaise bande dessinée...
Mais n’oublions pas qu’il s’agit là d’une parabole destinée à des juifs d’il y a deux mille ans, ce qui n’empêche en rien qu’elle nous concerne pleinement aujourd’hui, à condition de faire l’effort de la lire dans son contexte. À cette époque, on parlait en marquant le contraste, alors que nous chercherions plutôt à présenter les choses de manière vraisemblable. Et voyons donc ce que cette parabole peut nous dire à nous, aujourd’hui.
La première chose à retenir, c’est la toute dernière phrase : beaucoup sont appelés, peu sont élus qui, contrairement à ce que nous pourrions penser, signifie tout simplement que l’on n’est pas élu d’office ! Car Dieu appelle tout le monde, et c’est bien à quoi faisait allusion le fait qu’on fait entrer tous ceux que l’on trouve sur le chemin, et même qu’on les force à entrer : il s’agit bien de faire passer le message que tout le monde, absolument tout le monde, est invité à entrer dans le Royaume des cieux, et non pas seulement les riches et les chefs d’État. Si vous y avez prêté attention, les invités étaient en effet tous des personnages importants, de rang royal, puisqu’on fait ensuite brûler “leur” ville. Ce n’est pas un détail sans importance quand on voyait (et l’on voit encore...) beaucoup d’êtres humains regarder la relation à Dieu comme un “donnant-donnant”, comme si Dieu nous rendait autant que nous pouvons lui donner... ce qui est bien décourageant pour les pauvres qui n’ont rien à offrir. Or Jésus a bien insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une affaire d’argent : rappelons-nous l’obole de la veuve (Mc 12,38-44) : la pauvre veuve qui n’avait mis qu’une toute petite piécette — mais c’était “tout ce qu’elle avait” — a mis, aux yeux de Dieu, infiniment plus que ceux qui donnaient de grosses sommes, car ces dernières venaient de leur superflu. C’est notre coeur que Dieu veut, pas notre portefeuille ! Que l’on soit riche ou pauvre n’a pas d’importance, ce qui compte, c’est de savoir si l’on prend au sérieux la parole de Jésus.
Et c’est cela aussi que vise l’habit de noces : il ne s’agit pas d’être assez riche pour posséder un vêtement de soirée, mais de savoir si notre vie correspond à ce que nous affirmons croire. Rappelons-nous le passage du livre de l’Apocalypse (Rev 19,6-9) qui explicitera bien le sens de l’habit de noces :
« Et j’entendis comme la rumeur d’une foule immense, comme la rumeur des océans et comme le grondement de puissants tonnerres. Ils disaient : “Alleluia ! Car le Seigneur, notre Dieu tout-puissant, a manifesté son Règne. Réjouissons-nous, soyons dans l’allégresse et rendons-lui gloire, car voici les noces de l’Agneau. Son épouse s’est préparée, il lui a été donné de se vêtir d’un lin resplendissant et pur, car le lin, ce sont les œuvres de justice des saints.” Un ange me dit: “Écris ! Heureux sont ceux qui sont invités aux noces de l’Agneau !” »
L’habit de noces, ce sont donc les œuvres de justice des saints : et les « saints », dans le vocabulaire du N.T., ce sont tous les baptisés, ceux qui précisément ont été invités au festin de l’Agneau de Dieu ; les « œuvres de justice », c’est le fait de vivre comme Jésus nous l’a enseigné, de suivre son exemple — et d’en d’être heureux. Si les Béatitudes commencent par “Heureux...”, c’est parce que être pauvre en esprit, être doux, être pur de cœur, être miséricordieux, pleurer ses propres fautes, etc., cela rend heureux ! Heureux, parce que le message que le Christ est venu nous apporter, c’est “la parole du salut”, c’est-à-dire que Jésus nous enseigne comment donner sens à notre vie. Comment faire de notre vie terrestre autre chose que simplement un temps vécu sur terre pendant lequel on essaie de profiter au maximum, en se disant qu’après tout est fini, mais au contraire à vivre notre vie terrestre en conformité avec ce que nous sommes — car nous sommes faits à l’image et la ressemblance de Dieu (Gen 1,26). Car les « saints » dont il est question dans ce passage de l’Apocalypse... c’est nous !
Nous nous sentons sans doute gênés par cette appellation de « saints » ! Il y a de quoi : si je regarde ma propre vie avec réalisme, en tout cas, je ne me vois vraiment pas dans la peau d’un saint. Mais c’est là qu’il faut savoir croire vraiment à la Parole de Dieu, à toute la Parole de Dieu, jusqu’au bout : notre sainteté, ce n’est pas nous qui la fabriquons, Dieu nous la donne, par le baptême et les sacrements, mais notre collaboration est absolument indispensable. L’appel vient de Dieu, et son appel est fidèle : Dieu nous connaît mieux que nous ne nous connaissons, et il a tout prévu. Je viens de rappeler quelques points des Béatitudes, y compris Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés. Car, dans la parabole du festin, il y a un détail qu’on ne remarque pas facilement : c’est que celui qui n’avait pas l’habit de noces n’a pas cherché à s’excuser. Le roi l’interpelle, et il reste silencieux ; le roi dit « Mon ami », ce qui, dans l’évangile de Matthieu, introduit toujours un reproche. Où est la faute ? c’est d’abord de s’être cru autorisé à entrer sans avoir l’habit de noces. En tout cas dans l’interprétation chrétienne de la parabole, où le roi est le Dieu que Jésus nous a révélé, il est clair que, si cet homme s’était excusé, s’il avait demandé au roi de « lui donner un habit de noces », parce que lui-même n’avait pas de quoi se l’acheter, le roi lui en aurait donné un — le roi de la parabole peut-être pas, mais notre Roi oui, puisque c’est pour cela que Jésus est venu sur terre ! Si nous pleurons nos péchés, si nous nous adressons à l’Église pour obtenir, par le sacrement de réconciliation, le pardon de nos péchés, notre habit redeviendra blanc, non pas grâce à nos mérites, mais par la miséricorde de Dieu... et, ne l’oublions jamais, aussi par notre propre humilité, par notre repentir. De soi, l’homme en question aurait dû demander l’habit de noces avant d’entrer — comme nous demandons le baptême pour entrer dans l’Église. Mais, même si, étant déjà baptisés, nous nous sommes rendus indignes de la communion, l’Église est là pour nous rendre cette dignité que nous avons perdue.
Ceci nous permet aussi d’intégrer dans notre prière la demande que nous faisons maintes fois dans les offices et les liturgies : Demandons au Seigneur une fin de vie, chrétienne, paisible, sans douleur et sans reproche, et notre justification devant le redoutable tribunal du Christ. Si la première partie de la demande se comprend facilement, la fin peut paraître effrayante. Pourtant, s’il est une chose certaine, c’est que le jugement du Christ sera avant tout un jugement d’amour et de miséricorde ! mais pour qu’il puisse nous faire miséricorde, encore faut-il que nous l’acceptions non seulement en paroles, mais en actes ! Notre « justification », ce n’est pas nous qui la faisons, c’est le Christ qui nous “rend justes”, mais Il ne peut pas le faire si nous n’y mettons pas du nôtre en mettant tout notre cœur à Le suivre. Cela ne veut pas dire que nous réussirons à vivre sans péché, mais que, si notre cœur est attaché à Lui, si nous L’aimons – pour le dire autrement –, notre désir de Le suivre nous fera regretter nos fautes et obtenir son pardon. Alors nous entendront l’autre parole dite par Jésus : Venez, les bénis de Mon Père, entrez dans le royaume qui vous a été préparé dès l'établissement du monde (Mt 25,34).