Être là où Il vient
Homélie du Samedi Saint
Rom 6,3-11 / Mat 28,1-20
Au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit,
Frères et sœurs,
Par les Vêpres et la Liturgie de ce matin, nous sommes déjà entrés dans la longue vigile pascale qui se poursuivra ce soir et jusqu’aux premières heures de la nuit. Vous l’avez remarqué : les couleurs liturgiques ont changé de noir en blanc, la lumière a chassé les ténèbres, l’église est couverte de feuilles vertes du printemps, et nous avons été arrosés d’un parfum qui nous rappelle les saintes femmes Myrophores venues embaumer le corps de Jésus, ce corps qu’elles n’ont pas trouvé. Et dans l’évangile nous avons enfin et déjà entendu ces paroles de l’ange : « je sais que vous cherchez Jésus, le Crucifié. Il n’est pas ici : il est ressuscité, comme il l’avait dit… hâtez-vous d’aller le dire à ses disciples : il est ressuscité des morts ! ». « Il est ressuscité des morts » : des mots que nous allons reprendre, nous aussi, comme une confession de foi, pendant tout le temps pascal.
Les nombreuses lectures de l’Ancien Testament, que nous avons entendues ce matin, font partie – depuis les origines de l’Eglise – de la catéchèse des nouveaux baptisés la nuit de Pâques, et elles continuent à nous instruire sur le sens du baptême et sur le sens de la résurrection dans notre vie de chrétiens. Saint Paul nous l’a rappelé aussi : « Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés… Nous avons été ensevelis avec lui dans la mort… pour que nous vivions avec Lui une vie nouvelle » (Rom 6,3-11).
Ces derniers jours, en effet, comme chaque année, nous avons été de nouveau – et combien de fois ! – « plongés » (en quelque sorte « baptisés ») dans la mort de Jésus. A chaque lecture, à chaque tropaire que nous avons chanté, nous avons été immergés dans ses souffrances et dans sa mort. Dans les souffrances aussi de l’humanité… pour que nous menions une vie nouvelle, pour que nous devenions « un seul être avec Lui » (Rom 6,5). L’immersion dans sa mort, chaque année, pendant des heures, nous bouleverse. Déjà l’expérience de la mort d’un ami ou d’un membre de la famille, peut nous changer radicalement, elle peut nous mener à aimer autrement, à sortir de nous-mêmes pour entrer dans le cœur de l’autre, dans le mystère de la vie et de l’amour, elle peut nous mener à vivre et à voir autrement.
Mais se plonger dans la mort de Jésus, être « baptisé » en lui, ça va plus loin. Car cela nous fait mourir aussi, avec Lui, pour une vie au-delà de la mort, une vie radicalement nouvelle et différente, une vie en Lui. Et c’est ce que nous font pressentir les nombreuses lectures de ce matin, qui vont de la première création (dans le livre de la Genèse) à la nouvelle création en Dieu, dans le Christ, à travers la mort : mourir à nous-mêmes pour vivre en Lui.
Dans le baptême nous nous plongeons dans sa mort et sa résurrection, dans son humanité et dans sa vie divine. Mais ce n’est pas tout : n’est-ce pas non plus, en même temps, Lui qui se plonge en nous ? Lui qui se plonge dans notre humanité, Lui qui descend jusque dans notre nuit obscure, dans l’enfer de notre cœur, dans nos doutes, nos solitudes ? N’est-ce pas là où nous devons l’attendre, le rencontrer ? Là où nous devons espérer ? Pour nous faire sortir de notre isolement, de notre tombeau, il faut qu’il nous y trouve. Et nous devons l’attendre par notre espérance, notre repentir : notre volonté de vaincre en nous-même la mort, la haine, la rancune, la domination. Nous devons être là, où il peut nous rencontrer, où il peut nous sauver. Il ne veut pas que nous retournions en Egypte, il veut que nous avancions, il veut nous précéder dans une colonne de nuée, le jour, et une colonne de feu, la nuit ; Il veut nous ouvrir un « couloir humanitaire » au milieu de la mer, loin de la tyrannie et de l’esclavage, une voie vers une plus grande humanité.
Personne ne peut « se sauver » soi-même. Même Jésus, le Fils de Dieu, ne le pouvait pas, et Il ne le voulait pas, quand on se moquait de lui et lui disant : « Sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu ». Il était venu non pas pour se sauver (pour descendre de la Croix), mais pour nous sauver. Sans nous, il ne peut rien faire. Sans nous, où serait sa miséricorde, où serait son amour ?
Mais que veut dire « sauver » ? Comme le montrent tant de récits que nous avons entendus ce matin : c’est nous libérer ; nous libérer de l’esclavage et de la mort. C’est à dire nous rendre la liberté, qui seul nous permet d’aimer et d’être aimé (comme elle nous permet de ne pas aimer et de ne pas être aimé, hélas). Voulons-nous rester dans notre tombeau, notre isolement, ou voulons-nous courir le risque d’aimer et d’être aimés, le risque donc de nous montrer fragiles (limités, faibles). Oui, on nous aime – et Dieu nous aime – pour notre fragilité, non pour le nombre de talents reçus ou pour nos bonnes qualités. Celles-ci, à la limite, on les admire, mais on ne les aime pas. L’amour est ailleurs. Et seul l’amour nous permet de grandir, d’espérer au-delà de ce que nous sommes.
Beaucoup de lectures que nous avons entendues ce matin nous font comprendre ceci : là où s’arrêtent nos possibilités humaines, c’est là que commencent celles de Dieu. Jésus lui-même nous l’a montré durant toute sa vie ici sur terre, à partir du premier miracle (aux Noces de Cana) jusqu’au tombeau vide. Quand, le matin de Pâques, les femmes se demandent comment elles vont rouler la pierre du tombeau, Dieu a déjà agi. Chaque fois que nous pensons « ne pas avoir », « ne pas pouvoir », « ne pas connaître », « ne pas comprendre », nous recevons une seule réponse : « ne crains pas, car rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1,37), « ne crains pas, crois seulement » (Mc 5,36), « tout est possible à celui qui croit » (Mc 9,23). Ce sont souvent notre vide, notre pauvreté reconnue, qui permettent à Dieu de créer du neuf, comme lors du chaos initial. Chaque fois, Dieu nous dit, comme au repas pascal : Prenez, recevez, ceci est mon Corps, ceci est mon Sang, ceci est ma Vie, versée pour vous et pour la multitude, voici mon pardon, voici mon amour, voici ta guérison ! Il nous demande seulement, non pas de comprendre ou de conquérir, mais de recevoir, « d’être là où il vient », de recueillir cette vie divine qui nous transforme, nous refait, nous re-crée, nous renouvelle radicalement. C’est notre manière de vivre notre baptême et de participer à sa mort et à sa résurrection, de nous plonger dans le Christ pour vivre avec Lui. Amen.