« Dieu, personne ne l’a jamais vu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, voilà Celui qui L'a manifesté » (Jn 1,18)
Le Jeudi saint fut un moment privilégié de cette manifestation, et il le reste jusqu’à la fin des temps. Comme le dit clairement le quatrième évangile : « Avant la fête de Pâque, sachant que Son heure était venue de passer de ce monde au Père, Jésus, après avoir aimé les Siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin » (Jn 13,1). Il l’a manifesté d’abord en lavant les pieds de ses disciples, montrant ouvertement qui est Dieu et comment Il se comporte : « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13,13s). Laver les pieds, nous le savons, était un geste d’une humiliation extrême, que l’on ne pouvait imposer qu’aux esclaves non-juifs ; Jésus manifeste bien par là que Dieu se met totalement en-dessous de chacune de ses créatures, Il aime chacune d’entre elles au point qu’aucun respect humain ne peut l’empêcher de nous apporter l’aide dont nous avons besoin. Les parents ne se sentent pas humiliés lorsqu’ils font la toilette de leur bébé, même si celui-ci s’est sali : c’est leur enfant, ils l’aiment et ne veulent qu’une chose, c’est que leur enfant grandisse au mieux et devienne un adulte le meilleur possible. Dieu nous aime aussi, et rien ne l’arrête lorsqu’il s’agit de nous aider à devenir le meilleur possible, à jouir pleinement de la vie que Dieu nous a donnée.
Mais c’est là qu’il y a une limite. Dieu nous aime, mais Il ne peut pas ne pas nous respecter. La Genèse nous raconte qu’au moment de la création Dieu a insufflé la vie en Adam. Il lui donnait ainsi la possibilité de vivre de la vie divine qui est celle de Dieu, mais Dieu ne pouvait pas empêcher l’être humain d’en faire un mauvais usage, de réduite cette vie terrestre comme si elle était à elle seule un but en soi, Il ne pouvait pas empêcher la créature de faire comme si elle était le Créateur… et de s’enfoncer ainsi dans son propre malheur, en voulant se faire « numéro un » alors que nous sommes des créatures. C’est comme lorsque des enfants veulent jouer à l’adulte : malheur à eux s’ils en ont les moyens, si par exemple ils arrivent à prendre le volant d’une automobile à l’âge de huit ans !
L’homme veut se faire « numéro un »… et par là même se perd. Jésus, en lavant les pieds de ses disciples, leur a montré que Dieu se fait toujours le tout dernier, l’esclave des esclaves, non qu’Il le soit par nature, mais parce que son Amour n’a pas de limites. Et c’est aussi le seul chemin pour nous si nous voulons donner à notre vie son sens le plus plein. « Bien-aimés, si c'est ainsi que Dieu nous a aimés, nous aussi nous devons nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4,11). Car Jésus est le chemin, la vérité et la vie ; nul ne va au Père que par Lui (Jn 14,6). Et le chemin qu’Il a ouvert pour nous n’est pas toujours celui que nous aurions envie de suivre...
Il implique notamment une dimension du renoncement particulièrement douloureuse pour nous, à savoir renoncer à nos droits élémentaires, à ce que l’on reconnaisse ouvertement un déni de justice dont nous avons été victimes. Jésus savait que Judas allait le trahir, Il l’a clairement annoncé, mais Il a néanmoins donné la bouchée à Judas : même si Jn 13,26 présente ce geste comme une manière indirecte de le dénoncer, il ne faut pas perdre de vue la signification de la bouchée dans la société antique : c’est un geste d’affection, une manière de dire « je veux que tu vives ». Si Jésus a énormément souffert de cette trahison, ce n’est pas avant tout, comme l’on imaginerait naturellement, parce qu’Il savait que Lui-même allait en souffrir, mais parce qu’Il aimait Judas autant que chacun des autres disciples, et cela lui faisait terriblement mal de voir que Judas s’enfonçait de lui-même dans une voie sans issue, une voie où il aboutirait à un désespoir tel qu’il irait se pendre. Comme un père qui voit son fils s’enfoncer dans le mal sans pouvoir rien faire pour l’en empêcher. Jésus dit : « Il aurait mieux valu pour cet homme de n'être jamais né » (Mt 26,24), parce qu’Il souffrait d’avance du terrible désespoir auquel Judas se condamnait pour n’avoir pas assez de foi dans l’Amour infini de Dieu, qui pardonne tout, mais qui ne peut pas nous obliger à nous pardonner à nous-mêmes. Tout ce que Dieu peut faire, c’est de nous offrir son Amour infini, mais Il ne peut pas nous l’imposer.
Cette offrande d’un Amour sans défense, livré à ceux qu’Il aime, c’est ce que Jésus a réalisé sacramentellement dans l’eucharistie.
« Ceci est mon corps… ceci est mon sang… » Il va de soi qu’il faut bien distinguer les différents niveaux. Le pain consacré reste chimiquement du pain, et la meilleure preuve en est qu’il peut, comme n’importe quel autre morceau de pain, moisir si on le laisse dans un endroit humide. Exactement comme le fait que Jésus est bien Dieu en personne, mais qu’Il était sur terre totalement homme, et c’est bien pour cela qu’Il a pu mourir comme n’importe quel être humain. Sans doute, vu sa totale unification de lui-même due à son amour sans bornes, Jésus devait rayonner d’une manière extraordinaire, et il y eut des miracles et des prodiges, mais Il n’a jamais « démontré » sa divinité. De même, Il est aussi ressuscité — mais comment ? Aucun être humain ne pourra jamais l’expliquer et aucune démonstration humaine ne peut en être fournie, pas plus que nous ne pourrons jamais expliquer comment le pain consacré est le Corps du Christ. Ce sont des vérités auxquelles nous ne pouvons avoir accès que par la foi. Car, pour pouvoir démontrer par des moyens humains que Jésus était Dieu en même temps qu’homme, ou pour démontrer par des moyens humains que le pain consacré est réellement le Corps du Christ, il faudrait que la divinité soit matérielle, ce qu’à Dieu ne plaise ! Ça, ce serait vraiment de l’idolâtrie !
Pourtant, nous pouvons avoir accès à cette réalité, mais par la foi. « La foi est la garantie des biens que l’on espère, un moyen de connaître les réalités que l’on ne voit pas » (Héb 11,1). La foi n’est pas une compensation gratuite, un rêve pour se consoler de ce que l’on ne tient pas en main ! Car, contrairement aux « rêves éveillés », la foi exige un réel engagement de la part du croyant : si je crois réellement que Jésus était — et est — Dieu fait homme, je ne peux pas ne pas prendre au sérieux son invitation à la vie éternelle, à la participation à la vie divine, et donc… essayer de me conduire comme Lui-même l’a fait, même si en raison de ma faiblesse je suis très loin d’y parvenir régulièrement. Si réellement je crois que le pain et le vin consacrés sont le Corps et le Sang du Christ, en les recevant je ne puis pas ne pas essayer de « devenir ce que je reçois », autrement dit d’unir le plus possible ma propre vie terrestre à celle de Dieu, de vivre comme Il nous l’a prescrit : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 13,34), en écho à « Dieu est amour » (1 Jn 4,8). Mais si ma foi exige un engagement personnel, elle fait aussi écho à l’engagement personnel de Dieu dans cette eucharistie : Jésus a fait de ce pain et de ce vin son Corps et son Sang pour nous soutenir, pour nous donner son Esprit et nous aider ainsi à réaliser ce qui dépasse nos forces humaines. Il est vrai que nous aimer les uns les autres, pardonner à ceux qui nous persécutent, nous laver les pieds les uns aux autres... semble impossible pour l’homme. Mais « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » (Lc 18,27). L’engagement de notre foi s’inscrit dans le sillage de celui de Jésus qui a donné sa vie pour nous. Nous approchant de sa sainte Table avec foi, demandons-Lui donc la grâce de pouvoir, nous aussi comme avant nous les Apôtres, « devenir ce que nous recevons, le Corps du Christ ».