Nous voici arrivés, une nouvelle fois, à la fête du Baptême du Seigneur, à la fête de la Manifestation de Jésus Christ comme Fils de Dieu sur qui repose l’Esprit Saint. Dans la grande prière que nous avons adressé à Dieu, hier, lors de la bénédiction des eaux, nous nous sommes rappelés à nous-mêmes et à Dieu quel est le sens de cette fête et pourquoi nous la célébrons: “Au cours de la fête passée, c’est comme enfant que nous t’avons vu; en la présente fête, nous contemplons ta perfection, comme le Parfait, né du Parfait, se manifestant notre Dieu. Car ce jour est pour nous celui de la Fête: le chœur des Saints est assemblé avec nous, les Anges s’unissent à l’humaine festivité (…) Ce jour est une fête en haut comme ici-bas, les êtres de ce bas monde rencontrent ceux des hauteurs”. Et la prière situe le baptême du Seigneur dans les eaux du Jourdain dans l’économie du Salut qui va de la Création – de la séparation des eaux qui sont au-dessus du firmament d’avec celles qui sont en-dessous – jusqu’à nous, ici et aujourd’hui, jusqu’à nous qui “en ce jour avons acquis le royaume des cieux”.
Ainsi il est clair que la mémoire du Baptême du Christ, loin d’être une sorte d’anniversaire parmi tant d’autres festivités annuelles, a un sens universel, qu’elle dépasse par essence l’unité temporelle de notre journée de 24 heures, qu’elle ne peut d’aucune façon être réduite à l’espace et au temps spécifiques de notre célébration; oui, si nous l’essayions, si nous nous contentions d’assigner au mystère le temps et l’espace de notre assemblée, nous réduirions le sens du Baptême du Christ à un spectre du passé, nous abaisserions la Théophanie du Seigneur à une vile caricature.
En effet, si nous avons vu le Christ comme un enfant à Noël, et si nous le contemplons aujourd’hui en descendent dans l’eau du Jourdain, exactement comme nous le verrons le 2 février dans les mains du vieillard Syméon, le dimanche des Rameaux sur le dos d’une ânesse, le Jeudi Saint attablé avec ses disciples, le Vendredi Saint pendu à la Croix, le Samedi Saint gisant dans le tombeau, le dimanche de Pâques ressuscité, à la Pentecôte devenant notre réalité la plus intérieure grâce à l’effusion de l’Esprit Saint en nous: toutes ces contemplations à quoi nous servent-elles, mais vraiment, si elles n’alimentent que notre ‘piété chrétienne’, si elles ne nous touchent qu’à la façon dont notre regard peut glisser d’une icône à l’autre sans que nous n’entrions jamais en contact avec le mystère profond que chacune d’elles manifeste? Notre religion, à ce moment-là, nous la vivons comme une promenade sur un cimetière, dont nous admirons les monuments, où nous nous plaisons à lire les noms et les dates, mais où nous sommes plus morts que ceux et celles qui gisent en-dessous des monuments; car notre vie, imperméable à la vraie mémoire de la Création, cette mémoire qui est le lit nuptial dans lequel le divin et l’humain s’embrassent pour transmettre la Vie, n’est pas un mystère diachronique mais une succession chronologique de dates, de faits et d’anniversaires d’ombres et de façades.
Quelle est cette eau que nous avons bue hier? Serait-ce l’eau du Jourdain, l’eau dans lequel le Christ a été baptisé, l’eau sur lequel est descendu l’Esprit Saint? Le croyez-vous vraiment? Et alors, quand nous en buvons, pensons-nous vraiment d’en devenir meilleurs, de changer ne fut-ce qu’un petit peu, de devenir ‘plus chrétiens’, plus conformes au Christ, plus remplis de l’Esprit Saint? De même, en ce qui regarde l’Eucharistie, le pain et le vin qui sont le Corps et le Sang du Christ et que nous recevons en communion: quel est vraiment l’objet de notre foi? Le mystère du Christ nous devient-il plus intérieur à chaque communion? Devenons-nous plus conformes au Christ, plus remplis de l’Esprit Saint, ne fut-ce qu’un petit peu, par la communion? Et en ce qui regarde la confession, pensons-nous vraiment d’être des hommes et des femmes plus pardonnés parce que nous nous sommes plus confessés? N’avons-nous pas trop la tendance à réduire le mystère du Christ tout entier au niveau de notre agenda, au niveau de moments ponctuels, dans l’espérance que quand la dernière page de notre agenda sera tournée, nos anniversaires trop humaines seront transférées dans un espèce de méga-agenda céleste à l’odeur de riz au lait… Quelle vile caricature de l’œuvre de l’Esprit Saint au-dedans de nous, baptisés, quel spectre abject auquel risquent toujours de ressembler tant de nos réalités spirituelles bien-intentionnées, de la vie chrétienne elle-même et du monachisme en passant par l’œcuménisme jusqu’à la liturgie toute entière, où la théologie devient l’instrument de torture pour châtier le sacrement divin et véritable de l’amour et où des idéologies de toute sorte deviennent des sépulcres blanchies pour tenir enfermé le sens et la dynamique de la Création.
Ne craignons-nous pas que le Christ, quand il viendra dans sa gloire, ne nous dise: loin de moi, vous qui avez été baptisé dans mon Nom, qui avez bu l’eau bénite de tant de mes Théophanies, mais en qui l’eau s’est stagnée au lieu de ruisseler pour le monde qui en avait tant besoin; loin de moi, vous qui avez mangé et bu le pain et le vin de la nouvelle alliance en mon Sang, mais qui n’êtes pas devenu pain et vin, corps et sang pour nourrir et abreuver les hommes, mes frères et mes sœurs; loin de moi, vous que j’ai rempli de mon Esprit pour que vous deveniez des Temples de Dieu, mais qui n’avez pas accompli l’œuvre de mon Père au sein de la Création – bien au contraire: en mon Nom et sous couvert de l’Esprit Saint vous avez méconnu mon image et ressemblance dans vos frères tout en voulant le reconnaître en vous-mêmes, vous avez créé des séparations là où il n’y en avait pas et vous êtes devenus les liturges d’un culte que je ne connais pas; éloignez-vous de moi, vous qui étiez si loin de moi.
Et nous lui dirons alors: mais, Seigneur, que cela signifie-t-il que de devenir ‘eau pour le monde’, que d’être ‘Eucharistie pour les hommes’, que d’être ‘Temples de Dieu’ et ‘instruments de ton Esprit’ dans la Création? Et il nous répondra: mais avez-vous oublié les paroles que je vous ai dites et les œuvres que j’ai accompli au milieu de vous, dont parlent les évangiles, les lettres des Apôtres et mêmes vos propres prières? Et il nous rappellera – il nous remettra en mémoire – que l’eau de notre baptême est la vie dans et par l’Esprit: que l’Esprit qui, comme l’eau, n’a pas de forme, pénètre tout entier notre être, consistant à septante pourcent d’eau, et qu’il le consacre pour il devienne source d’eau vive et créatrice. Et il nous redira de manger son Corps et de boire son Sang en mémoire de lui, tout en nous enjoindrant de ne jamais oublier que cette mémoire n’est pas une activité intellectuelle mais une façon d’être en relation et en communion avec Dieu et avec les hommes. Il nous expliquera que c’est cela ce que voulait dire S. Paul quand il disait à Timothée: “Souviens-toi de Jésus-Christ, issu de la postérité de David, ressuscité des morts, selon mon Évangile”: ce Jésus-Christ qui ne doit pas être l’objet de nos pensées ou le cible de nos piétés mais le Corps et le Sang vivants que nous sommes dorénavant, vivants dans et par la mémoire de Dieu – son Livre de Vie – respirant avec son souffle et oeuvrant dans la Création avec son amour et sa miséricorde; autrement dit, ayant en nous “les mêmes sentiments que Jésus-Christ”, faisant mémoire de tous et de tout ce dont Dieu lui-même fait mémoire. Et il nous relira nos propres prières en nous demandant pourquoi nous n’en avons pas compris le sens. Quand nous priions, lors de la bénédiction des eaux, que tous ceux qui boivent de cet eau trouvent en elle la sanctification de leur âme et de leur corps, quand nous chantions que la grâce de l’Esprit est invisiblement donnée au fidèles qui puisent de cet eau ou, encore, que ceux qui sont baptisés dans le Christ se sont revêtus de lui, pensions-nous que cette sanctification s’arrête chez nous, que la grâce de l’Esprit ne nous est donné que pour notre édification personelle? Finalement, dans la prière eucharistique, avons-nous oublié que l’anamnèse de Jésus-Christ (“nous souvenant de ce précepte, du Sauveur, et de tous les mystères accomplis pour nous…”) est tenu en équilibre par le souvenir des pauvres (“souviens-toi de ceux qui se souviennent des pauvres”) sans lequel, comme dirait S. Paul, notre eucharistie n’est pas le repas du Seigneur?
Et, frappés de stupeur, nous lui dirons: Seigneur, venu dans ta gloire, qu’en sera-t-il de nous? Et il nous dira: Est-ce possible que vous n’avez toujours pas compris? C’est maintenant le temps du Salut, c’est maintenant le temps de la Sanctification, car au milieu de vous qui faites mémoire de moi je suis toujours dans ma gloire; et vous êtes dans ma gloire, car je fais mémoire de vous et mon Esprit habite en vous. Mais parce que mon Esprit habite en vous, vous ne pouvez pas faire de moi une mémoire partielle, m’enfermant dans le Royaume céleste ou dans vos liturgies; non, puisque ma gloire est de faire la volonté du Père et parce que vous avez reçu mon Esprit, votre véritable liturgie doit consister à être ma mémoire dans le monde, la présence de mon Royaume d’amour parmi les hommes, ma Théophanie au sein de la Création. De cette façon, approchez-vous et célébrez ma fête, mangez et buvez de ma table, puisez de ma source d’eau vive et créatrice, et ce sera à la louange de la gloire véritable du Père qui, en vous, a mis toute sa faveur. Amen.
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