Nous voici au seuil du Carême et la liturgie nous donne ou nous rappelle, par la voix de saint Paul et du Seigneur Jésus lui-même, quelques principes ascétiques qui sont autant de règles d’une élémentaire bonne conduite ou d’une simple hygiène de vie physique et mentale. La sobriété est au rendez-vous, et avec elle, pour la garder, la vigilance. Nous les marquons du sceau chrétien parce que nous voulons agir par amour du Christ.
Le passage de l’Évangile que nous venons d’entendre appartient à ce qu’on appelle « le sermon sur la montagne » ou « discours évangélique » par lequel Jésus inaugure son ministère public aux chapitres 5 à 7 de l’évangile selon Matthieu. Jésus, nouveau Moïse, y énonce la Loi nouvelle du Royaume de Dieu qui n’abolit pas, mais accomplit en esprit et en vérité la lettre de la Loi du Sinaï. La section centrale de ce discours, qui couvre le chapitre 6 et énonce les bonnes œuvres que sont l’aumône, la prière et le jeûne, ces trois piliers de la piété, juive d’abord, puis chrétienne, nous paraît tronquée puisque, grosso modo, il n’y est guère question ici que du jeûne qui, d’une façon générale, semble davantage frapper les esprits. C’est comme si toucher à l’alimentation, c’était toucher à l’instinct vital, ce qui est vrai jusqu’à un certain point. Notons toutefois que s’il est d’abord alimentaire, le jeûne peut se pratiquer de bien des façons et nous ramener à l’essentiel. Autrement dit, il s’agit, comme Jésus le dira plus loin, de ne pas amasser, que ce soit de la nourriture ou tout autre chose, afin de rester libre pour le Royaume.
En fait, la liturgie de ce dimanche prend au vol le commentaire que Jésus fait de la cinquième demande de la prière du Notre Père qu’il vient d’enseigner à ses disciples, ̶ « pardonne-nous nos offenses, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui nous ont offensés » (Mt 6, 12), ̶ et nous introduit d’emblée dans l’esprit du Carême, le Seigneur exigeant comme préalable à toute ascèse, le pardon mutuel des fautes, sous peine de se voir privé du pardon de Dieu. Principe de base, pourrait-on dire, sur lequel Jésus reviendra de façon très parlante dans la parabole du débiteur impitoyable qui s’étant vu remettre par le maître une dette considérable, refuse de remettre à son tour une dette minime à l’un de ses compagnons et se voit rejeté pour son manque de miséricorde (Mt 18, 23-35).
Pardonner aux autres pour être pardonné de Dieu. Simple illustration de la béatitude à peine énoncée : « Heureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde » (Mt 5, 7). Preuve tangible d’une démarche sincère des disciples que Jésus appelle à s’aimer les uns les autres comme lui-même les a aimés (cfr Jn 13, 34), et que l’apôtre Jean commente dans sa première lettre : « Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jn 4, 20-21).
Rien d’étonnant dès lors que saint Paul donne pour consigne de se revêtir du Seigneur Jésus (Rm 13, 14), ce qui revient à dire ce que le même saint Paul écrit aux Philippiens : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5) L’amour est bien la pierre d’angle de la vie fraternelle, de la vie de ces disciples qui sont reconnus comme tels parce que s’aimant les uns les autres comme Jésus les a aimés et pratiquant les œuvres de miséricorde entre eux et envers tous.
Par ailleurs, comme le rappelait encore l’Évangile de dimanche dernier relatant la scène du Jugement dernier en Matthieu 25, on sait l’importance que Jésus accorde à ce que l’on fait à ceux qu’il considère comme les plus petits de ses frères et dans lesquels il se reconnaît lui-même. On notera aussi que celui qui agit envers ces plus petits ignore souvent la portée réelle de son acte. Il y a là comme une spontanéité évangélique, une aptitude, parfois acquise à force d’efforts, à faire le bien et qui devient spontanée au point de jaillir du cœur. Une façon d’agir dans le secret sans rien attendre en retour ! Et agir dans le secret, c’est agir gratuitement parce que nous avons reçu gratuitement (Mt 10, 8). Que le Carême soit pour nous ce temps de gratuité vécu dans le pardon donné les uns aux autres et reçu de Dieu !