La Croix glorieuse ! Les termes semblent contradictoires. C’est que la Croix nous est constamment présentée dans un jeu d’ombre et de lumière. Elle est l’expression la plus accomplie de la logique de l’Évangile selon laquelle les derniers sont premiers, les humbles élevés et qui perd sa vie la trouve.
À peine Jésus est-il reconnu par Pierre, au nom des Douze, comme le Christ, le Messie attendu, le Fils du Dieu vivant, qu’il annonce sa Passion. À Pierre qui le reprend, il répond vertement « Passe derrière moi Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mt 16, 13-23). À la suite de quoi, a lieu l’épisode de la Transfiguration où Jésus apparaît dans la gloire de sa divinité (Mt 17, 1-8), pour aussitôt après annoncer une nouvelle fois sa Passion (Mt 17, 22).
« Passe derrière moi Satan ! », l’expression nous renvoie au séjour de Jésus au désert, juste après son baptême, quand le diable le tente par trois fois en le provoquant : « Si tu es le Fils de Dieu … ». On connaît la suite : le diable propose à Jésus de changer les pierres en pain, de se jeter du pinacle du Temple puisque les anges le retiendront et de régner sur tous les royaumes de la terre pour autant qu’il se prosterne devant lui (Mt 4, 1-11), bref de céder à la tentation de puissance. Et l’ultime réponse de Jésus est la même que celle faite à Pierre : « Retire-toi, Satan ! » (Mt 4, 10). Cela nous renvoie aussi au Calvaire quand Jésus en croix se voit injurié par les passants ainsi que par les grands prêtres, les scribes et les anciens : « Sauve-toi toi-même, si tu es Fils de Dieu, et descends de la croix ! » (Mt 27, 40).
L’idée que le Fils de Dieu puisse souffrir et mourir est donc aussi inconcevable pour ses adversaires que pour ses disciples, aussi inconcevable pour les incroyants que pour les croyants. C’est folie pour les uns et scandale pour les autres. Si Jésus est le Messie et le Fils du Dieu vivant, il ne peut établir son règne, le Royaume de Dieu, qu’avec puissance, « à main forte et à bras étendu » pour reprendre l’expression biblique consacrée (Dt 5, 15). Et voilà qu’il dit tout le contraire. Il y a là une vision de Dieu qui bien souvent nous échappe encore.
L’attitude de Pierre refusant d’envisager la souffrance du Messie peut éclairer l’étrange consigne donnée par Jésus à ses disciples, après qu’il ait été reconnu et vu Fils de Dieu, après la confession de foi de Pierre et sa propre transfiguration : ne dire à personne qu’il est le Christ jusqu’à ce qu’il soit ressuscité des morts (Mt 16, 20 ; 17, 9). C’est sans doute pour éviter, tant bien que mal d’ailleurs, la méprise à son sujet, éviter notamment qu’on ne vienne s’emparer de lui pour le faire roi comme le rapporte l’évangéliste Jean, après la multiplication des pains (Jn 6, 15). Ce roi serait en effet un roi selon « les pensées des hommes ». C’est une méprise que commettront encore les disciples d’Emmaüs (et sans doute beaucoup d’autres) : « Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël » (Lc 24, 21). À quoi, Jésus répond : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (Lc 24, 26). Là est le mystère de la Croix, le mystère du Salut. La puissance de Dieu est difficile à concevoir parce qu’elle se révèle dans la faiblesse.
Par deux fois, Pilate présente Jésus à la foule rassemblée devant le prétoire, la première en prononçant les paroles à jamais célèbres : Ecce homo ! « Voici l’homme ! » (Jn 19, 5), et la seconde fois de façon quelque peu ironique : « Voici votre roi ! » (Jn 19, 14), titre qu’il fera apposer au sommet de la croix : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » (Jn 19, 19). Dans l’un et l’autre cas, on ne peut s’empêcher de constater la portée prophétique de ces paroles, comme prophétique fut l’affirmation de Caïphe, grand prêtre cette année-là (Jn 11, 49) : « Mieux vaut qu’un seul meurt pour tout le peuple » (Jn 11, 50). Dans son humanité lacérée et transfigurée, Jésus, élevé en croix, assume pleinement son incarnation, en révélant l’amour infini de Dieu pour l’humanité entière. Homme en plénitude, il est ce nouvel Adam, roi de la création nouvelle jaillie de son côté transpercé.
Jésus lui-même parle de sa Passion en termes de glorification. Nous l’avons encore entendu hier soir, dans l’Évangile des Vigiles. « Père glorifie ton nom ! » (Jn 12, 28). Et une voix se fait entendre, comme au Baptême, comme à la Transfiguration : « Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai » (Jn 12, 28). Alors Jésus, conscient que l’heure est venue de livrer le dernier combat dont la victoire aura l’allure d’une défaite, annonce : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12, 31-32).
La Croix glorieuse ! Oui, la Croix glorieuse ! Objet d’infamie devenu instrument du Salut, la Croix est l’emblème, le signe par excellence d’un Dieu qui nous échappe et nous attire !