C’est la Pentecôte, le cinquantième jour et tout est accompli (Jn 19, 30): le Christ est glorifié et l’Esprit est envoyé! Tout est accompli, achevé et même parachevé dans un sentiment de plénitude que donne l’effusion de l’Esprit Saint. C’est comme une ivresse, cette ivresse que la foule semble percevoir chez les apôtres (Ac 2, 13. 15). C’est que, comme le dit déjà le prophète Isaïe, «ivres de joie, vous puiserez les eaux aux sources du salut» (Is 12, 3). Et la source du salut, c’est le Christ, Temple nouveau (Jn 2, 21-22) dont s’échappe, du côté droit, une eau abondante et régénératrice (Ez 47, 1-12), symbole de l’Esprit. Tout est accompli et les symboles se multiplient, parfois se superposent: eau, feu, lumière, vent, souffle … autant de termes pour désigner, au fil des Écritures, cet Esprit qui remplit l’univers et le cœur de chaque homme, de chaque femme qui le reçoit.
La chronologie s’en trouve aussi quelque peu bousculée. Nous sommes en présence de deux approches de l’événement pascal dont la Pentecôte est partie prenante: d’une part, l’évangile de Jean, et d’autre part, les synoptiques, Luc en particulier. Si leur perception temporelle diverge quelque peu, la réalité de l’événement n’en reste pas moins fondamentalement la même: c’est une fois le Fils glorifié que l’Esprit promis par le Père est envoyé.
Pour Jean, l’événement apparaît condensé, comme d’un seul et unique élan, et c’est bien à cela qu’il nous renvoie quand il dit, dans le passage de son évangile que nous venons d’entendre, qu’il n’y avait pas encore d’Esprit Saint parce Jésus n’avait pas encore été glorifié (Jn 7, 39). Tout le discours après la Cène, dans ce même évangile de Jean, ne dit pas autre chose (Jn 13, 31-17, 26) et laisse entrevoir ce qui doit advenir. Et nous savons que pour Jean la glorification de Jésus correspond à l’heure de la croix, à sa mort-résurrection, à son élévation en croix et aux cieux. Tout est accompli. Dernières paroles du Christ en croix avant de rendre l’esprit; dernières paroles du Christ en croix avant que, de son côté transpercé, ne jaillissent l’eau et le sang, prémices de l’Église naissante au souffle de Dieu.
Glorification, élévation qui se prolonge dans le mouvement ascendant du premier jour de la semaine. «Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu» (Jn 20, 17) dit Jésus à Marie de Magdala, au matin de Pâques, et le soir de ce même jour, apparaissant à ses disciples et leur montrant son côté ouvert, il souffle sur eux et leur dit: « Recevez l’Esprit Saint» (Jn 20, 22). Et comme le Père l’a envoyé, il les envoie à son tour, avec pouvoir de remettre les péchés, de pardonner, de parler le langage de l’amour (Jn 20, 21. 23). Tout est accompli!
Pour Luc, cet unique mouvement se décompose en étapes successives de quarante et cinquante jours, peut-être plus adaptées à notre lenteur à croire, à la faiblesse de notre esprit qui peine à appréhender un tel mystère, peut-être aussi à recevoir le don de Dieu. De nouveau, l’esprit humain est comme pris d’ivresse face à ce qui le dépasse. Alors Luc qui, dans un premier temps, à la fin de son évangile, semble enchaîner l’Ascension à la Résurrection le même jour (Lc 24, 36-51), revient sur les faits au début des Actes. L’Ascension vient mettre un terme aux quarante jours qui ont suivi la Résurrection et au cours desquels Jésus est apparu à ses apôtres et les a entretenus du Royaume des cieux (Ac 1, 3), leur ouvrant l’esprit à l’intelligence des Écritures (Lc 24, 45), entretiens dont on peut par ailleurs trouver l’écho dans le discours déjà évoqué que Jean place dans la bouche de Jésus après la Cène (Jn 13, 31-17, 26), où il est continuellement question de disparaître et d’apparaître, de retour au Père et d’envoi de l’Esprit, l’un conditionnant l’autre.
Faisant suite à l’Ascension, dernière apparition du Christ ressuscité à ses apôtres, a lieu, au cinquantième jour, l’effusion de l’Esprit et la première prédication apostolique, expression de la mission à accomplir: rendre témoignage au Seigneur ressuscité en annonçant le pardon de Dieu (Lc 24, 47)!
On peut comprendre que cette double vision de l’événement pascal ait trouvé son expression liturgique dans la Grande Cinquantaine qui fait des cinquante jours qui unissent la Pentecôte à Pâques, un Jour unique, le «jour que fit le Seigneur» (Ps 117, 24), tout à la fois premier et huitième, prélude au temps du Royaume, et que peu à peu aient émergé les mémoires particulières de l’Ascension et de la Pentecôte comme autant d’aspects de l’unique mystère. Toutefois, à la différence de la Pentecôte juive qui était une fête indépendante qui se célébrait le cinquantième jour après Pâques, la Pentecôte chrétienne n’en reste pas moins le terme de la fête de Pâques dilatée sur cinquante jours. Et elle n’en est pas moins solennelle puisqu’elle nous plonge dans le mystère trinitaire du Dieu Père, Fils et Esprit qui nous appelle à communier, à nous abreuver à sa vie divine.
«Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, debout, s’écria: “Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi!”» (Jn 7, 37)