Comme chaque année, ̶ mais peut-être plus qu’à l’ordinaire, puisque c’est dimanche, ̶ cette fête de la Présentation du Seigneur, en nous ramenant à l’enfance du Sauveur, vient interrompre le cours régulier de l’année liturgique qui depuis quelques semaines nous fait suivre Jésus adulte dans son ministère en Galilée et dans la Décapole. C’est qu’ici, comme en d’autres rares occasions, la liturgie suit scrupuleusement la chronologie du Nouveau Testament, l’évangéliste Luc se référant aux prescriptions de la Loi de Moïse. Ainsi déjà, huit jours après la naissance de l’enfant Jésus, avons-nous commémoré sa circoncision et l’imposition de son nom, et aujourd’hui, au quarantième jour, nous faisons mémoire, comme déjà rappelé plusieurs fois au cours de cette célébration, de sa présentation au Temple. Ce faisant, la liturgie met à nouveau l’accent sur l’incarnation du Fils de Dieu, sur « ce sang et cette chair que les enfants des hommes ont en commun » (He 2, 14) et que Jésus a partagé avec eux, « se rendant en tout semblable à ses frères » (He 2, 17). Comme saint Paul le dit dans sa lettre aux Galates : « Lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et soumis à la loi de Moïse » (Ga 4, 4).
La voici la plénitude des temps, et c’est dans les bras de sa mère, la Vierge Marie, que Jésus vient au Temple se soumettre à la Loi de Moïse, geste hautement symbolique sur lequel l’évangéliste insiste (l’allusion à la Loi ne revient pas moins de cinq fois en quelques versets). Voilà qui est clair, Jésus ne vient pas abolir la Loi, mais l’accomplir, car toute la vie du Fils est dans l’accomplissement de la volonté du Père : porter à son achèvement l’œuvre du salut voulu par Dieu.
La voici la plénitude des temps, toute ramassée, concentrée dans ce « maintenant » prononcé par le vieillard Syméon. Car c’est bien ce que perçoit Syméon en recevant l’enfant dans ses bras : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples … » (Lc 2, 29-31). « Selon ta parole », la plénitude des temps, la venue du Messie est bien le fruit d’une promesse, d’une promesse annoncée et sans cesse répétée par les prophètes. Le salut est préparé de longue date.
Et, bien qu’il ne soit pas qualifié de prophète comme la prophétesse Anne, Syméon prophétise lui aussi. Il prophétise en reprenant les paroles du prophète Isaïe, comme c’est souvent le cas quand il s’agit de parler de Jésus et de sa mission. Il prophétise et les mots de son cantique sont empruntés au premier et au second chant du Serviteur, de l’Élu de Dieu : « je fais de toi l’alliance du peuple, la lumière des nations » (Is 42, 6), et encore « C’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob, ramener les rescapés d’Israël : je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre. » (Is 49, 9). Images de gloire et de lumière, de consolation et de renouvellement de l’Alliance. Universalisme aussi du salut donné par Dieu en Jésus-Christ.
Mais on sait tout ce que le Serviteur chanté par Isaïe a traversé de souffrances pour porter sa mission à terme. Et c’est ce que dévoile aussi pour Jésus le cantique de Syméon. Signe de contradiction, Jésus sera homme de douleurs, appelé à provoquer « la chute et le relèvement de beaucoup en Israël ». À commencer, pourrait-on dire, par sa propre chute et son propre relèvement, sa mort en croix et sa résurrection d’entre les morts, qui en font « l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8, 28).
La Loi et les Prophètes, si chers à l’évangéliste Luc pour dessiner le profil du Messie et témoigner de son identité, sont ici au rendez-vous et nous laissent entrevoir la destinée de Jésus, destinée dont Jésus lui-même rappellera l’inéluctable à ses disciples après sa résurrection : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » Et l’évangéliste de préciser : « partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait ». (Lc 24, 26-27)
Et maintenant qu’en est-il ? Maintenant, à nous aussi qui vivons de plain-pied à la plénitude des temps, dans un monde qui n’est pas moins tourmenté qu’au premier siècle de notre ère, à nous aussi il est accordé de reconnaître, comme Syméon et Anne dans l’enfant présenté au Temple, comme les disciples dans le ressuscité du jour de Pâques, ̶ et c’est aujourd’hui la Pâque hebdomadaire, ̶ à nous aussi, il est accordé de reconnaître le Sauveur que Dieu nous donne et de témoigner de notre délivrance, de notre salut.