Si nous désirons saisir quelques lueurs du Mystère que nous venons de célébrer en ce jour, et si nous souhaitons percevoir de quelque manière la jonction qui existe entre ce Mystère et le monde qui, cette année encore, n’aura pas entendu les chants de la Résurrection – ni même, peut-être, n’aura reçu le message de la Résurrection –, il est bon de nous remémorer brièvement ce qui a été vécu depuis une semaine dans cette même église. D’office en office, de célébration en célébration, nous nous sommes laissés guider par la lecture continue des Evangiles. Nous avons tenté de nous joindre, ainsi, à la modeste cohorte des apôtres. Notre désir était de pouvoir – du mieux possible – suivre en disciples celui que nous reconnaissons comme notre Maître et Seigneur. Pas à pas, selon la chronologie des Évangiles, nous l’avons accompagné, avec une fidélité parfois un peu chancelante, au fil des lectures et des chants, à travers le drame total de sa Pâque. Nous sommes montés avec lui à Jérusalem, nous nous sommes arrêtés avec lui pour pleurer devant le tombeau de son ami Lazare, nous avons entendu ses derniers enseignements sur la fin des temps, au mont des Oliviers; et, peu à peu, nous nous sommes enfoncés avec lui dans les ténèbres du Mystère.
Insensiblement, le temps a commencé à se modifier. Outre le fait qu’une journée liturgique, sur le modèle des jours de la création, commence le soir, nous nous sommes progressivement retrouvés dans un décalage plus profond par rapport au temps ordinaire des hommes, celui qui rythme la vie du monde extérieur. Nous sommes entrés dans un autre rythme, dans une alternance différente du jour et de la nuit. Déjà, il y a une semaine, le jour où nous faisions mémoire de la résurrection de Lazare, le temps liturgique avait subi une insensible modification. Ce samedi-là, nous l’avons fêté comme un dimanche. Et le dimanche, que l’on appelle “dimanche des Rameaux”, n’avait plus tout à fait la tonalité d’un dimanche, c’est-à-dire d’un jour de résurrection. Notre semaine liturgique commençait à se décaler par rapport à l’alternance ordinaire des semaines. Nous entrions mystérieusement dans la “Grande Semaine”, l’unique vraie Semaine, la Semaine du temps de Dieu, la semaine du temps mystique de la Création du monde où huit jours ne forment qu’un seul et unique jour: “le Jour que fit le Seigneur”.
À mesure que nous sommes entrés dans la Pâque, à mesure que se sont égrainés les jours de cette “Grande Semaine”, c’était comme si les jours et les nuits s’étaient inversés. Nous nous sommes mis à vivre, de jour, des événements censés s’être passés chronologiquement la nuit; et, inversement, nous faisions mémoire, la nuit tombée, d’événements censés être survenus de jour. La nuit paraissait envahir le jour. Une obscurité de fin des temps semblait vouloir se répandre sur le monde des hommes, alors même que, mystiquement, une autre lumière commençait à poindre au cœur de la nuit. Ainsi, pour le Grand et Saint Jeudi, dès le matin, alors que le jour se levait pour les hommes, nous évoquions liturgiquement la dernière Cène, c’est-à-dire le repas du soir où Jésus initiait ses disciples au grand mystère de l’Offrande sacrée de son corps et de son sang. Et lorsque, la nuit tombant, nous sommes entrés dans les ténèbres de la trahison, de l’agonie, du procès, des supplices et de la mort, il semble que cette nuit ne se soit plus dissipée sur toute la journée suivante, celle du Grand et Saint Vendredi.
Et cependant, avant que ne se lève le jour sur le Saint et Grand Samedi, une autre lumière s’était mise à briller depuis les ténèbres les plus épaisses de la nuit précédente. En effet, au moment même où, réunis autour du tombeau du Christ, nous chantions les lamentations funèbres avec les femmes porteuses de parfum, nous avons senti que prenait corps cette parole du psalmiste: “Tu as changé mon deuil en allégresse”. Une force mystérieuse semblait émaner du tombeau, s’emparer des chants et se répandre dans l’atmosphère comme les parfums du printemps. Plus forte que l’ombre de la mort, une lumière toute intérieure semblait se diffuser au milieu de la nuit. Elle n’émanait pas des lampes des vierges sages, mais de la Vie même que nous avions mise au tombeau. Et c’est alors que nous avons entendu, pour la première fois, avant qu’il ne retentisse à nouveau au début des matines pascales, ce cri de victoire: “Que Dieu se lève et que ses ennemis se dispersent!”
Un jour nouveau s’est levé dont la splendeur nuptiale éclatera durant la nuit de Pâques: un jour qui ne se couchera plus: le “Huitième Jour”, jour de la Résurrection, jour de la Nouvelle Création. Nous ne savons pas quand il a commencé, car il a son origine en Dieu, de toute éternité, avant même que la Parole n’ait séparé la lumière des ténèbres, avant que les astres n’aient marqué l’alternance des jours et des nuits. Or, ce jour, nous pouvons désormais l’appréhender dans le temps des hommes. Nous pouvons l’avoir senti poindre tout au long des huit jours de cette grande Semaine. Nous pouvons le sentir, tout particulièrement aujourd’hui, à la charnière mystérieuse entre le samedi et le dimanche, entre le soir et le matin, en ce Grand et Saint Samedi qui n’est plus ni un samedi ni un dimanche, ni un soir ni un matin. Mais cela signifie-t-il que nous soyons, par nous-mêmes, capables d’entrer dans ce Huitième Jour? Ne restons-nous pas de quelque manière à la porte du temps de Dieu, chantant la résurrection, certes, mais ne la vivant pas? La Pâque du Seigneur ne se réduit pas à l’espace d’un dimanche, fût-il celui de Pâques; elle n’est pas que le moment éphémère où, désireux de tourner le dos à tous nos deuils et toutes nos souffrances, nous nous disons, l’un à l’autre, dans un salut pascal: “Le Christ est ressuscité!”
En célébrant la Pâque du Christ, nous nous trouvons au cœur d’un Mystère profond, Mystère à la fois lumineux et obscur. Face à cette réalité, nous pouvons demeurer dans une forme d’extériorité, comme si nous assistions à une sorte de dramaturgie, touchés, certes, dans notre sensibilité, nos émotions, mais pas réellement rejoints. Pourtant, nous pouvons plonger corps et âme, par la prière et la foi, dans ce Mystère, un Mystère qui nous enveloppe, à la manière des chants et des parfums, et qui, cependant, nous est totalement intérieur.
Que veut donc dire “plonger dans le Mystère”? Il s’agit, en fait, de ressentir que tout ce qui est vécu, ici, à travers les rites, les symboles, les chants et la prière de chacun, n’est en rien étranger à notre propre drame. Il s’agit de trouver, dans la foi, la jonction entre ce que nous célébrons et ce que nous sommes. Nous sommes, tous, et chacun en particulier, porteurs du drame d’une humanité en deuil. La mort nous enserre de toute part; et lors même que nous cherchons à nous en divertir, nous sommes rattrapés par la plainte collective d’un monde en agonie et d’une société d’hommes et de femmes endeuillés.
La mort est amère et douloureuse: amère, parce qu’elle nous dit: ”Jamais plus comme avant!”; elle nous signifie à tout instant qu’il n’y a pas de retour en arrière possible; douloureuse est la mort, parce qu’elle déchire nos liens, nous atteint dans notre chair et crée entre nous des séparations abyssales. La mort nous apparaît bel et bien comme un “ennemi”; et c’est bien ce que disent les Écritures. La mort est même, pour l’apôtre Paul, le “dernier des ennemis”: l’ultime menace, en quelque sorte, qui pèse sur notre humanité. Nous apprenons de ce même apôtre que le Christ a vraiment vaincu cet ennemi, du moins en ce qu’il peut avoir de “mortel”! Cette victoire, cependant, doit pouvoir se propager de la ”tête” (le Christ, premier d’entre les morts) à l’ensemble du corps de l’humanité; et cela ne peut se faire sans notre réelle participation: “Car il faut qu’il règne – dit Paul, au sujet du Christ – jusqu’à ce qu’il ait mis tous les ennemis sous ses pieds. Un dernier ennemi est aboli: la mort” (cf. 1 Co 15, 26). Christ a vaincu la mort, certes, mais cette victoire ne peut pas être totale si elle n’est pas aussi totalement la nôtre. Or, que pouvons-nous faire pour participer à cette victoire? Que pouvons-faire pour que le dard empoisonné de la mort perde totalement la force nocive qu’il déploie dans notre monde ?
Mais comment Jésus a-t-il vaincu la mort? Il a vaincu la mort par l’amour. C’est par l’amour que s’exerce, en effet, la véritable victoire sur tout ennemi. Jésus n’a pas opposé à la mort une haine combattive: il a opposé à la force destructrice de l’illusion et du mensonge, la puissance de vérité qui vient de l’amour. Il n’a jamais fait qu’appliquer ce qu’il nous a enseigné, dès son sermon sur la Montagne, à savoir l’amour des ennemis: la justice qui dépasse celle des pharisiens et qui, tout compte fait, nous obtient l’immortalité. Ne nous a-t-il pas dit que le sentier qui mène à la vie est étroit et resserré? En effet, étroite et resserrée est la voie qui consiste à apprendre à aimer ses ennemis, comme étroite et resserrée est la voie qui consiste à aimer la mort. Il ne faut pas se méprendre: aimer la mort ne consiste pas à développer un amour morbide mais, au contraire, à acquérir, par l’amour et la compassion, cette puissance de vérité, cette lucidité divine qui déjoue l’illusion de la mort. C’est cette même puissance de vérité qui dévoile la force de vie, secrètement à l’œuvre au moment précis où nous mourons – car il faut de la force pour mourir!
Jésus n’a pas aimé la mort comme on pourrait aimer une puissance aveugle qui broie, qui fauche ou dévaste. Il n’a pas aimé le fléau qui tue et anéantit; il a aimé la vie divine, immanente en toute chair devenue capable de mourir par amour: il a “exprimé” la vie divine à partir de la chair de notre humanité, comme on exprime la sève d’un fruit, comme peut s’exhaler le parfum d’une fleur, comme peut s’éveiller l’esprit à partir de notre corps mortel. Jésus a refusé d’hypostasier la mort en “ennemi”; il a préféré voir en elle une manifestation paradoxale de la vie: la possibilité inattendue de multiplier, de surmultiplier l’intensité du don que représente la vie. Ainsi, cette mort librement consentie du Christ en Croix, est-elle devenue pour nous la source du don de l’Esprit saint. Si nous comprenons cela, nous n’entendrons plus la mort nous dire “Jamais plus!”; nous entendrons, au contraire, la Vie nous dire: “Toujours plus!», à savoir toujours plus d’amour, toujours plus de lumière, de sagesse et d’intelligence, de beauté et de force.
Si, aujourd’hui, nous désirons réellement participer à ce grand Mystère, si nous voulons que ce jour où nous célébrons les prémices de la Résurrection devienne un authentique Huitième jour, si nous ne voulons pas sortir de cette Liturgie comme des spectateurs désabusés et sceptiques, commençons alors à mesurer toute la gravité de l’héritage spirituel qui nous a été laissé lorsque Jésus nous a enseigné d’aimer nos ennemis; car, dans l’ennemi que nous voyons, il ne nous est pas demandé d’aimer ce qui blesse ou ce qui tue, mais d’apprendre à découvrir et à aimer la vie que nous ne voyons pas.
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