1 Co 1, 18-24 ; Jn 19, 6-11a, 13-20, 25-28a, 30-35a
C’est fête et les textes que nous venons d’entendre ne parlent que de folie, de scandale, de souffrance. Quelle fête est-ce là ? Nous parlons d’exaltation et nous plongeons dans un abîme de douleur et d’incompréhension. Sans faire la moindre allusion à saint Paul se glorifiant de la croix de Jésus-Christ et y mettant toute sa fierté (Gal 6, 14), sans davantage se référer à l’hymne aussi sublime que suggestive que l’apôtre reprend dans sa lettre aux Philippiens (Ph 2, 11), la liturgie de ce jour nous place devant le réalisme cru et cruel de la crucifixion. Mystère, pourrait-on dire, mystère que cette façon de faire qui nous amène à exalter la croix en un contraste si saisissant. C’est que, comme le dit Jésus de lui-même, « nul n’est monté au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel » (Jn 3, 13). Là est la clé du mystère, et ce mystère est le mystère pascal, le mystère de mort et de résurrection dont la croix nous ouvre le passage, porte étroite d’un absolu dépouillement.
« Nul n’est monté au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel », ces paroles de Jésus englobe le mystère du Salut dans sa totalité, de l’Incarnation à l’Ascension, et le résume dans l’instant suprême de la croix où le Fils de l’homme est élevé « afin que quiconque croit ait par lui la vie éternelle » (Jn 3, 14-15). C’est là, là où il ne reste plus rien, que tout est accompli ! (Jn 19, 30) Ultime parole du Christ en croix, quand Dieu est abandonné de Dieu. « Eloï, Eloï, lema sabachthani ? Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mc 15, 34), parole elle aussi accueillie avec dérision : « voilà qu’il appelle Élie » (Mc 15, 35). Ultime parole du Christ en croix quand, par son côté transpercé, Dieu est vidé de lui-même jusqu’à la dernière goutte de sang : « l’un des soldats lui perça le côté avec sa lance, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau » (Jn 19, 34).
C’est à n’y rien comprendre, le voilà ce Messie tant attendu, porteur de tant d’espoirs, le voilà prince humilié, roi crucifié, car telle est bien l’inscription placée au sommet de la croix « Jésus de Nazareth, le roi des Juifs » (Jn 19, 19). Nazareth, rappel d’un bourg obscur de Galilée dont certains doutent qu’il en soit jamais sorti quelque chose de bon (Jn 1, 46). Et c’est de Nazareth que Jésus est monté à Jérusalem ! Et c’est tandis qu’il montait que, dans la lumière de la Transfiguration, il s’est entretenu avec Moïse et Élie de sa Passion toute proche.
Paradoxe absolu de ce Dieu « déraisonnable » qui échappe à toute sagesse humaine, de ce Dieu fou d’amour pour une humanité meurtrie, de ce Dieu qui se laisse défigurer en prenant la dernière place, en se mettant aux pieds non seulement de ses disciples, mais de tous quels qu’ils soient, et qui en mourant, guérit nos plaies et nous donne la vie en abondance (cfr Jn 10,). « Il n’avait plus figure humaine […] Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris » (Is 52, 14 ; 53, 3-5). Ainsi chantait le prophète Isaïe de l’Élu de Dieu, le Serviteur souffrant.
Paradoxe absolu. Telle est aussi la logique de l’Évangile, une logique qui, avouons-le, nous échappe parfois, pour ne pas dire souvent, au point de constituer pour nous aussi, une folie, un scandale. Il faut nous dépouiller de bien des préjugés pour en arriver à pénétrer ce mystère aussi épais que la nuée lumineuse qui tout à la fois cache et révèle la gloire de Dieu. Et ce n’est qu’une fois libérés de nos idoles, de nos idées de pouvoir et de puissance, de tout ce qui en nous appartient au vieil homme, que nous pouvons, revêtus en Christ de l’homme nouveau, regarder à visage découvert « celui que nous avons transpercé » ( Jn 19, 37), et célébrer en pleine intelligence du cœur et de l’esprit « l’universelle exaltation de la précieuse et vivifiante Croix », parce que, comme nous le chantons chaque dimanche, en mémoire de la Résurrection, « par la croix, la joie a pénétré le monde entier » !