Dieu, personne ne l’a jamais vu
« Dieu, personne ne l’a jamais vu ». Ainsi commence l’évangile de ce lundi de Pâques. Après avoir contemplé l’éclat victorieux de la fête de Pâques, après avoir vu toutes ces lumières de la Résurrection briller dans nos yeux, ce premier verset d’Évangile peut avoir un effet réfrigérant : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ! ». Pourtant, il est vrai, Dieu, personne ne l’a jamais vu. Et le Christ lui-même dont nous chantons la Résurrection, l’avons-nous jamais vu en sa Pâque, comme les Apôtres le virent naguère ?
« Dieu, personne ne l’a jamais vu ». Avons-nous pris toute la mesure d’une telle affirmation ? Que l’on ne voie pas Dieu, voilà une chose qui semble ne pas déranger grand monde. Nous sommes habitués à ne pas voir Dieu. Cela, bien des hommes en ont pris leur parti. Peu d’hommes sont dévorés du désir de voir Dieu, comme le fut naguère Moïse.
« Loin des yeux, loin du cœur !», dit-on. Cela, malgré tout, n’est pourtant pas toujours vrai, dès lors que s’absentent des êtres que nous avons déjà vus, connus et aimés. Voir un être peut le raccrocher à notre cœur. Mais quel lien peut-on contracter avec un être que nous n’avons jamais vu ?
Non seulement nous n’avons pas la faculté de voir Dieu, mais l’Écriture nous prévient qu’il y a un risque de mort à voir Dieu, ainsi qu’il est dit à Moïse : « Nul ne peut voir Dieu et vivre ». Y aurait-il un antagonisme entre la Vie et la vision de Dieu ? Voilà qui serait bien décevant pour tant d’âmes qui aspirent à la vision béatifique. Mais la vision béatifique correspond-elle à ce que nous imaginons être « voir Dieu », car même les plus hautes hiérarchies célestes sont censées se couvrir la face devant la splendeur divine ? Notre regard, c’est-à-dire notre manière de voir, est foncièrement inadapté à la vision de Dieu car, pour voir, nous avons besoin d’une source de lumière qui soit extérieure à nos yeux. Or, si nous recourons à une lumière extérieure, celle-ci ne nous montrera jamais que des formes. Mais voir Dieu dans des formes ce n’est rien moins que de l’idolâtrie et, comme l’Écriture nous l’enseigne : l’idolâtrie, c’est la mort.
Tant d’hommes parlent de Dieu comme s’ils l’avaient vu. Cette manière de parler a trop souvent un relent d’idolâtrie : une appropriation du divin ou une main mise sur la connaissance du Mystère. Parfois, il serait préférable de se taire plutôt que de parler de Dieu comme les « amis de Job ».
Il faut reconnaître qu’il y a un atavisme, chez l’homme, à parler savamment de ce qu’il n’a jamais vu et qu’il ne verra vraisemblablement jamais. Les sciences emboîtent le pas puisqu’elles sont en mesure de parler de réalités inobservables. L’exploration technologique de l’infiniment grand et de l’infiniment petit augmente cette frénésie de « voir ». Et cependant, nous ne verrons jamais Dieu de la sorte car la volonté de tout réduire à notre vision ne fait que nous rendre aveugles.
N’accédant jamais à la lumière qui nous fait voir la Lumière, nous pourrions nous acclimater à l’idée qu’il est inutile de chercher à voir Dieu. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela. N’avez-vous jamais remarqué ? Les gens pour qui Dieu n’existe pas sont souvent ceux qui en parlent le plus. Cette manière obsessionnelle de « ramener » Dieu dans les conversations montre que le doute ou l’incroyance n’éloigne pas nécessairement de ce Dieu définitivement invisible. Le problème est que si l’homme peut aisément faire abstraction de ce qu’il ne voit pas, il lui est plus difficile d’agir et de penser comme s’il n’avait pas entendu. Or, je crois que, si l’homme est providentiellement privé de la faculté de voir Dieu, il a au contraire la capacité de l’entendre : et c’est précisément parce qu’il ne le voit pas qu’il peut l’entendre. Dans la Bible, le sens adapté à la connaissance de Dieu, c’est l’ouïe. Or l’ouïe est aussi le sens qui peut éduquer notre regard à une autre vision.
S’il fallait prendre une comparaison nous pourrions dire que l’homme est comme un fœtus dans la matrice de la Vie. Comme tout enfant dans le ventre de sa mère, nous sommes plongés dans une totale obscurité, mais des sons nous parviennent. Nous ne savons pas d’où viennent ces sons, s’ils viennent du dedans ou du dehors, car nous sommes incapables d’imaginer une frontière entre l’intérieur et l’extérieur. À ce niveau de profondeur d’où émergent cette voie de la conscience, toutes les oppositions s’estompent, tout est réconciliation et unité.
Eh bien, cette comparaison nous met sur la voie de comprendre la deuxième partie de cet énigmatique verset d’Évangile. Il est dit que « Dieu, personne ne l’a jamais vu », et aussitôt, l’évangéliste enchaîne en nous disant : « un Dieu, unique engendré, nous l’a expliqué ».
Il n’est pas dit que ce « fils unique » nous l’a montré. Il ne nous montre pas Dieu, il nous le fait comprendre comme le ferait tout bon exégète des saintes Écritures : il en fait venir du sens et, par la même occasion, nous tire hors de la confusion. Tel est le sens du verbe grec exègéomai : guider et interpréter.
Mais qui est ce « Dieu unique engendré » ? Spontanément nous pensons à Jésus-Christ. Ceci n’est sans doute pas faux, mais insuffisant, me semble-t-il pour éclairer toute la portée de ce verset et nous faire comprendre en quoi une telle affirmation nous rejoint : quel rapport réel existe-t-il entre nous et cet unique engendré ?
Chrétiens, soyons modestes et ne faisons pas de notre prétendu « christianisme » l’unique filtre idéologique à travers lequel il convient de lire les Écritures. Si on laisse résonner l’ensemble de la Bible, l’ensemble du Texte sacré, l’identité de ce Fils unique rappelle la structure inclusive des poupées russes : une identité donnée qui en inclut d’autres.
Le premier « Fils unique » dont nous parle la Bible, c’est Israël. Or, la caractéristique de ce peuple est de pouvoir entendre Dieu. En Israël, les prophètes, que l’on appelle des voyants », sont en fait des gens qui « entendent ». Non seulement Israël peut « entendre », mais il a aussi le pouvoir de donner du sens à ce qu’il entend. « Écoute, Israël ! » : c’est, singulièrement, la tâche des prophètes que de donner du sens à ce qu’ils entendent.
Israël est cette portion d’humanité qui se voit consciemment comme un enfant dans la matrice de Dieu. Israël est porté par la Vie comme l’enfant dans le sein de sa mère. Israël est poussé par la Vie, poussé à sortir de la matrice qui l’enclot : la matrice qui le nourrit, le protège mais aussi le rend prisonnier.
Là s’effectue un glissement de sens entre l’idée d’un Dieu que l’on ne voit pas et celle d’un Dieu que l’on entend. Ce Dieu matriciel dont la voix quasi imperceptible se mêle obscurément aux battements de notre cœur reçoit le nom de Père, mais à condition que l’on en quitte la matrice. Ce fils unique qui est dans le sein du Père devient réellement fils en « naissant », c’est-à-dire en sortant de la matrice : condition sine qua non pour pouvoir interpréter aux hommes cette « voix de fin silence » qu’ils entendent mais qu’ils ne comprennent pas, cette voix qui « appelle », depuis le tréfond de leur conscience.
En assumant l’identité de Fils, Israël assume l’identité de prophète et d’envoyé : il montre aux hommes que si notre pensée peut aller jusqu’à concevoir une humanité sans Dieu, elle ne peut concevoir un fils sans père, ni un père sans fils. « Sortir de la matrice », c’est reconnaître et confesser une communauté d’existence entre un Dieu qui devient Père et un homme qui devient Fils.
Qu’un fils n’existe pas sans père (et réciproquement) paraît une évidence, et pourtant cela est une révélation de taille. Que l’existence d’un père soit suspendue à celle du fils – et réciproquement – a pour conséquence que nos existences humaines deviennent interdépendantes dès lors que le fait d’accepter de vivre pleinement consiste à sortir de la matrice de la Vie. Le fait de naître en conscience revient à sortir d’une tombe depuis laquelle nous entendions une voix qui nous appelle en disant : « Sors ! ». Si nous ne sortons pas du sein d’un Dieu dont le mystère est impénétrable, nous ne pourrons jamais reconnaître Dieu comme Père ; nous ne pourrons non plus nous reconnaître les uns les autres comme « frères ».
Pour comprendre ce que dit la voix de Dieu il faut arriver à acquérir la conscience de ce que nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres : le fait même de notre existence ne permet pas de faire abstraction ni de ceux qui nous aiment, ni de ceux qui nous haïssent.
Qui pourra déchiffrer pour nous le son imperceptible de cette voix qui, depuis les profondeurs de notre conscience, comme depuis le sein de Dieu, est couverte par bien d’autres voix ? Qui nous aidera à comprendre qu’il s’agit d’un appel à sortir de la tombe de notre inconscience afin de réaliser l’unique commandement qui fait vivre, à savoir le commandement de l’Amour ? Il faut des prophètes, des hommes de la Parole, des hommes capables de reconnaître et de traduire la Parole de Vie, à travers le brouhaha de nos mots.
Ces hommes ont une particularité commune : ils ont dû à apprendre à s’extraire eux-mêmes de la matrice de la Vie ; à s’en extraire au péril de leur vie. Pour naître librement et consciemment à la Vie, il faut passer par l’épreuve de la mort. Sortir du lieu, obscur mais protecteur, où notre humanité est en gestation, quitter le sein de Dieu pour s’exposer à la lumière, c’est-à-dire à la pleine connaissance de soi, c’est courir le risque mortel de la naissance.
Israël est « né » en sortant de l’Égypte. Jésus est né en sortant du tombeau. Le Verbe éternel – éternellement en attraction vers Dieu – est né s’incarnant dans un corps d’homme. Il s’agit d’un même et unique mouvement : il s’agit d’un triple exode où les mouvements de libération s’emboîtent les uns dans les autres, où l’éternité s’emboîte dans le temps et où le temps s’emboîte dans l’éternité.
Pour devenir, parmi nous, l’interprète suprême des Écritures, il a fallu que Jésus soit plongé dans la nuit obscure de la mort comme dans le sein même de Dieu. Mais son tombeau devait abriter la vie plutôt que la mort. En sortant du tombeau, Jésus se révèle comme l’Unique engendré, le Monogène capable de faire entendre clairement la voix du Père. Il nous explique les Écritures par toutes les fibres de son corps ressuscité, il nous fait comprendre que la voix indéchiffrable qui nous obsède depuis le fond de notre conscience n’est rien d’autre que la voix de l’Amour. Il nous laisse le commandement de l’Amour pour que, à notre tour, nous puissions naître et nous révéler comme fils de Dieu, c’est-à-dire fils de l’Amour.
« Au milieu de vous, témoigne Jean-Baptiste, se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas … et je ne suis pas digne, moi, de délier la courroie de sa chaussure ». Et si ce « quelqu’un » n’était personne d’autre que le plus petit d’entre nos frères ? Si vraiment, en sortant du tombeau comme du sein du Père, Jésus nous entraîne vers la révélation de notre véritable identité ; et si, dans la mémoire de notre foi, nous gardons la vision de « celui que nous avons transpercé », ne peut-on pas répondre, à notre tour, à tous ceux qui souhaitent voir Dieu : « Qui a vu le plus petit d’entre nous a vu le Père ».