Frères et Sœurs,
Le récit de l’évangéliste Luc que nous venons d’entendre est quelque peu singulier. À la différence de Matthieu et de Marc, de Jean aussi, Luc ne parle guère de branchages jetés sur le chemin et ne nous montre pas Jésus, accueilli par les foules, entrer en ville. C’est au point que certains commentateurs parlent de façon un peu exagérée de « non entrée ». Et pourtant … Pourtant, Luc dont le récit est essentiellement construit en fonction de la montée de Jésus à Jérusalem, décrit son arrivée en vue de la ville avec force détails : il y a les villages de Bethphagé et de Béthanie, le village d’en face qui n’est pas nommé, et « le mont dit des Oliviers » cité à deux reprises. On suit Jésus presque pas à pas dans cette marche, cette longue marche qu’il a entamée « résolument » (Lc 9, 51), véritable montée ‒ il vient de Jéricho, ‒ qui va le conduire dans la Ville sainte, Jérusalem qui tue les prophètes (Lc 13, 34-35), Jérusalem à la vue de laquelle il pleure parce qu’elle ne reconnaît pas en lui, Jésus, l’envoyé de Dieu qui lui procure la paix (Lc 19, 41-44).
Donc pas de rameaux, pas d’enfants qui chantent, pas de foule allant à sa rencontre, mais des gestes qui n’en sont pas moins symboliques et révélateurs de la personne de Jésus. C’est bien le grand roi qui vient ! L’épisode est à rapprocher du sacre du jeune Salomon placé sur la mule de son père, le roi David, acclamé par ses partisans et assis sur le trône de David. Après tout, n’est-ce pas ce que l’ange Gabriel avait annoncé à Marie : « le Seigneur Dieu lui donnera [à Jésus] le trône de David son père ; il régnera pour toujours sur la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1, 32-33) ?! Le contexte est bien celui d’une investiture royale. Et Luc nous dévoile par petites touches que Jésus est bien ce roi qui doit venir. Aux maîtres de l’ânon qui leur demandent ce qu’ils font, les disciples répondront que le Seigneur en a besoin. Réponse sans appel de celui à qui tout appartient. Figure quelque peu ambivalente de l’ânon tout à la fois monture royale et signe d’humilité.
Si personne ne semble venir à sa rencontre, Jésus n’en est pas moins entouré de disciples qui le suivent et le précèdent, un groupe plus large que celui des douze apôtres, un groupe qui s’est joint à lui, chemin faisant, ‒ que l’on pense aux soixante-douze disciples qu’il a envoyés en avant de lui, ou encore à ces femmes qui le suivaient les assistant, lui et les siens, de leurs biens, ‒ ce sont ces disciples qui se réjouissent d’arriver au bout et au but du voyage, Jérusalem, et qui font fête à Celui dont ils ont vu les miracles. L’excitation est à son comble, ‒ « on pensait que le Royaume de Dieu allait apparaître à l’instant même » (Lc 19, 11) écrit saint Luc en prélude au récit que nous venons d’entendre, ‒ et Jésus qui pressent qu’il va au-devant d’un rejet, a beau tenté de calmer les esprits et de les prévenir en leur contant une parabole, rien n’y fait. Il va donc de l’avant, c’est « librement » qu’il entre dans sa passion, comme nous l’entendrons tout à l’heure dans la prière eucharistique (II). N’est-ce pas pour cette heure qu’il est venu ? Il l’a déjà plusieurs fois annoncé en cours de route, sans que pour autant les disciples l’aient compris (Lc 9, 22, 44-45 ; 18, 31-34). Alors, il fait détacher l’ânon, se laisse mettre dessus et acclamer comme roi messie : « Bénis soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux » (Lc 19, 38). Le cri des hommes reprend le chant des anges à la naissance de Jésus et lui répond comme en écho ! C’est en sauveur et en libérateur que Jésus est acclamé.
Des pharisiens s’avancent qui lui demandent de calmer ses disciples. On y voit souvent des opposants un peu revêches qui appellent au calme, alors qu’ils ne sont peut-être que de simples sympathisants qui invitent à la prudence. Il s’en est déjà trouvé pour mettre Jésus en garde contre Hérode qui veut le faire mourir (Lc 13, 31-33). On sent toute l’intensité dramatique d’un récit où tout converge vers un dénouement tragique. Et de nouveau, Jésus, conscient de l’inéluctable de la situation, laisse faire : « Si eux se taisent, les pierres crieront ». Ici s’arrête le récit que nous avons entendu. Aussitôt après, Jésus, ayant une nouvelle fois contemplé Jérusalem, entre dans le Temple, le lieu du sacrifice par excellence. Voilà qui nous renvoie une fois encore au tout début de l’Évangile de Luc quand l’enfant Jésus est présenté au Seigneur par ses parents et que le vieillard Syméon, voyant en lui la gloire d’Israël et la lumière des nations (cfr Lc 2, 32), prophétise qu’il « sera une occasion de chute et de relèvement pour beaucoup en Israël, et un signe en butte à la contradiction » (Lc 2, 34). L’heure est venue ! Suivons-le donc, nous aussi, comme ces disciples montés avec Lui de Galilée et qui l’acclament Roi et Seigneur …