Qui a la chance de se promener parfois en montagne et de prendre un peu de repos près d’un sommet, sait combien le monde en bas de la montagne change d’aspect au fur et à mesure que l’on en prend distance. Les villes et les villages semblent si petits et réduits, sans réelle importance – du moins, sans l’importance qu’on y attachait quand on se trouvait là. Pourtant, notre souvenir de la ville et de sa vie frénétique peut être tout à fait récent et frais et ne dater que de quelques heures, le temps nécessaire pour monter la montagne. Sur la montagne tout apparaît dans une autre lumière – lumière qui accompagne le regard de qui regarde à partir de la montagne.
Cela nous rappelle la fête de la Transfiguration du Christ sur le Mont Thabor, il y a 40 jours. La Transfiguration était le début, en quelque sorte, d’un carême qui nous a conduit jusqu’aujourd’hui, la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix. Ainsi, la Transfiguration du Christ nous invite à contempler la Croix dans la lumière du Mont Thabor.
Mais qui fréquente la montagne sait aussi que, hélas, le moment vient toujours où de nouveau il faut descendre, rentrer dans la ville, voire, « rentrer dans la vie », comme on dit parfois, comme si la vie dans la ville et nos préoccupations quotidiennes seraient plus réelles que la vie en haut de la montagne… Cela fût le cas aussi de Jésus et de ses trois apôtres quand ils descendirent du Thabor : ils rentrèrent dans la vie quotidienne, vie qui devint toujours plus hostile pour eux au point d’aboutir à la crucifixion du Christ et à la dispersion des disciples. Comment faire pour rester dans la lumière, la paix et la présence divine lorsqu’on descend de la montagne ? Comment faire pour conserver ce moment et ce lieu de grâce auprès de soi-même, pour les intérioriser, pour en vivre quotidiennement, pour qu’ils deviennent les caractéristiques de notre vie ? Suffit-il d’y penser intensément tout le temps, de s’imaginer d’être autre-part, s’agit-il de vivre une réalité dissociée, une vie double qui consisterait, d’une part, en la croix de la vie quotidienne et, d’autre part, en la transfiguration dans notre tête et nos pensées ? N’y aurait-il pas une manière plus respectueuse de l’intégrité de la personne humaine ? Autrement dit, comment vivre en embrassant aussi bien la croix et ses douleurs que la lumière de la transfiguration, la crucifixion et la résurrection, la mort et la vie ; comment faut-il faire – ou, mieux, comment faut-il être – pour que la croix soit toujours contemplée dans la lumière de la transfiguration et pour que cela soit une réalité vécue dans notre vie, plutôt qu’une construction mentale et pieuse ? Ensuite, comment faut-il faire – ou être – pour que cette réalité vécue dans notre vie ne soit pas un tête-à-tête entre nous-mêmes et un Dieu « selon nos désirs », mais une « présence réelle » dans laquelle nous participons plutôt que d’en être prétendument la source ?
La liturgie nous indique comment nous pouvons nous orienter pour trouver une réponse à ces questions. L’hymne des chérubins, chanté au moment où le pain et le vin sont portés en procession sur l’autel, nous invite à déposer tout souci du monde pour recevoir le roi de toute chose, invisiblement escorté par les ordres angéliques. Or, le motif fondamental de cette invitation, comme l’hymne l’exprime au début, est le fait que nous, mystiquement – c’est-à-dire « en mystère », « sacramentalement » – sommes icônes – c’est-à-dire présence, manifestation, symbole – des chérubins, de ces êtres célestes qui se tiennent constamment devant le trône de Dieu et lui chantent l’hymne trois-fois-saint. Notre être dans la liturgie, ici et maintenant, est donc un mystère de présence qui jaillit du trône de Dieu et dans laquelle nous sommes assumés, tous ensembles, pour ne former qu’un seul chœur avec les anges. Mais comment entrer dans cette dynamique, comment pouvons-nous prendre part à ces sphères célestes tout en restant ici ?
Notre église est elle-même icône de cette dynamique. Tout au-dessus de nous, caché à notre regard, il y a beaucoup de chérubins, d’anges et d’archanges, qui se tiennent devant le regard de Dieu et chantent sa louange. Ceux qui ont eu la chance de monter dans la coupole, ont vu la nouvelle fresque du Christ Tout-Puissant et des archanges dans la lanterne qui surmonte la coupole. La lanterne : quel lieu de paix et de lumière ! Quel symbole, quelle icône de la douce présence du Christ, qui ne s’impose pas, mais qui est mystère qui se communique à qui le contemple avec les yeux physiques et les yeux de la foi. Depuis la lanterne, notre église, nous-mêmes et tous les rites que nous accomplissons – l’eucharistie, la vénération des icônes, l’exaltation de la croix, nos chants et nos gestes rituels… – semblent tellement petits, tellement réduits, pourvus d’une importance si relative. C’est pourquoi, en redescendant, en rejoignant les rites de l’Église, on essayerait bien volontiers de rester en esprit dans ce lieu de paix et de lumière. Quelle grâce que d’avoir des échafaudages qui nous permettent d’accéder aisément à la lanterne de la coupole…
En effet, les échafaudages dans notre église ressemblent bien à ce qui se passe souvent dans notre tête, quand nous essayons de construire des systèmes théologiques et de pieux raisonnements pour mieux « comprendre la foi », pour saisir le sens véritable de notre vocation chrétienne. Mais nous y réussissons mal, parce que les structures et les systèmes ne nous rapprochent que conceptuellement du mystère. Contempler le mystère, toutefois, n’est rien d’autre que d’être habité par lui, le mystère nous entourant comme un nuage et nous-mêmes demeurant en lui. C’est pour cela qu’en descendant de la coupole, tout comme en descendant de la montagne, les yeux de la foi doivent venir en aide aux yeux physiques pour qu’en regardant la réalité qui nous entoure de tout près, nous croyons que son sens ne s’épuise pas en elle-même : les yeux de la foi révèlent que nos icônes, nos rites, nos pieux usages, l’Église toute entière, mais aussi le monde qui nous entoure avec toutes ses préoccupations, sont les dimensions multiples du mystère de la présence de Dieu qui nous appelle à œuvrer dans sa création.
Paradoxalement, c’est par les yeux de la foi que l’on s’aperçoit que notre liturgie et nos rites n’instaurent pas en premier lieu un lien vertical, entre chacun de nous et Dieu, mais un lien horizontal, entre nous tous en Dieu. De cela, la croix – instrument de torture, objet liturgique et geste religieux – est le symbole par excellence. Mais combien de fois ne réduisons-nous pas la croix à être la négation même du mystère, quand nous oublions soit sa dimension horizontale, soit sa dimension verticale ? Dans ce cas, « au nom de Dieu », la croix peut devenir le symbole de l’exclusivisme religieux, de la victoire de l’homme sur l’homme et de la haine institutionnelle de la diversité. Or, par la foi, les deux dimensions de la croix doivent devenir notre réalité intérieure. Quand nous contemplons la croix, c’est comme si nous regardons dans un miroir. Quand la Croix est élevée devant nos yeux vers les points cardinaux, en signe de bénédiction et de consécration, c’est la croix en nous-mêmes qui est élevée en signe de bénédiction et de consécration : c’est nous-mêmes qui sommes élevés, en forme de croix, pour bénir et consacrer la création. Pour cela, point besoin d’échafaudage, point besoin d’explications théologiques ou de systèmes philosophiques, mais seulement des yeux de la foi pour que la lumière de la montagne, celle de la Transfiguration, descende sur la Croix et y demeure. Alors le mystère de la Croix peut devenir mystère de l’amour : l’amour qui est don de Vie en dimension verticale, entre Dieu et l’homme, et horizontale, entre les hommes en Dieu. En embrassant la Croix et en recevant le Corps et le Sang du Christ, laissons-nous nous transfigurer en eux. Et que l’amour de Dieu qui demeure en nous vienne en aide à notre foi !