“Roi céleste, consolateur, Esprit de vérité, partout présent et remplissant tout, viens et demeure en nous, purifie-nous de toute souillure et, dans ta bonté, sauve nos âmes”.
Il n’est pas un office de la prière liturgique qui ne commence par une invocation à l’Esprit saint, à l’instar de cette prière bien connue de la tradition byzantine. Il n’est pas une prière qui ne suppose, préalablement, une invocation de l’Esprit, un appel de l’esprit à l’Esprit. Lorsque nous disons: “Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche publiera ta louange!”, nous ne faisons rien d’autre que d’invoquer l’Esprit; car ouvrir ses lèvres ce n’est pas simplement les desserrer pour permettre à une parole de sortir, c’est d’abord recevoir le Souffle qui nous permettra de prononcer une parole digne du Mystère que l’on célèbre.
Quelle parole divine sortira de notre bouche si, préalablement, à l’instar de l’épouse du Cantique des cantiques, nos lèvres n’ont pas reçu, du Verbe lui-même, le Souffle d’un premier baiser? Comment oserions-nous dire “Notre Père”, nous qui n’avons pas totalement remis notre souffle entre les mains du Père? D’où nous viendrait la force de dire “Notre Père”, si ce n’est de celui qui, en inclinant la tête, nous a transmis son Souffle?
En ce jour de la Pentecôte, le cinquantième jour après Pâques, ce jour qui clôture un cycle de sept semaines, ce jour qui multiplie par sept la grâce du septième jour de la création, jour qui symbolise l’accomplissement ultime de toute la Loi, les Églises rendent grâces à Dieu pour la transmission de l’Esprit du Christ. En réalité, ce jour ne fait qu’un avec celui de la Pâque: l’espace de la sainte Cinquantaine – sept fois sept jours, plus “un” – ne fait qu’un seul Jour. Ce faisant, il inaugure la réalité mystérieuse du “huitième jour”: l’irruption du temps de Dieu dans le temps des hommes, le temps de la régénération où chaque seconde qui s’écoule, en dépit des apparences, n’entraîne plus l’humanité vers le vieillissement et la mort, mais au contraire accroît, dans et par la foi, le potentiel de la vie. Ce jour voit arriver à maturité le fruit de la Pâque; et ce fruit de la Pâque, c’est notre corps de résurrection, un corps qui contient les spores de la vie et sur lequel il suffit que se lève le Souffle de Dieu pour que ces spores, à l’instar de la Parole créatrice, se répandent en vie et en lumière jusqu’aux confins de la création.
Les fidèles qui croient en Christ, ceux qui, non seulement ont mis leur foi en la personne du Jésus Christ, mais qui aussi, par leur foi, ont épousé la foi même de Jésus, ceux-là se réjouissent d’avoir reçu l’esprit de leur Maître. Et ils confessent que cet esprit est divin: qu’il est l’Esprit même de Dieu, l’Esprit du Saint et la source de toute sainteté.
Lorsque nous parlons d’Esprit saint, nous avons tendance à privilégier nos représentations à la fois morales et intellectuelles de l'esprit sur celles, plus concrètes et plus physiques, du souffle. Nous admettons volontiers que cet Esprit soit un esprit de sagesse et de prophétie qui, dans sa subtilité, puisse percer le secret de l’âme, rejoindre la profondeur de notre propre esprit, traverser l’épaisseur des temps et franchir en un instant toutes les dimensions de l’espace; mais nous oublions que l’Esprit, en sa nature de “souffle”, jouit d’une capacité encore plus profonde, plus intense: celle de mettre l’homme en mouvement et de l’initier au mystère de sa liberté, sans lequel il est vain de parler d’amour.
Qui donc est cet Esprit saint, ce “Saint Esprit”, que nos idées et nos schémas de pensée ont inscrit comme un “colocataire” de la sainte Trinité, gauchement inséré entre deux autres personnes, sentimentalement abouché au Père et au Fils, faisant de notre image mentale de Dieu une étrange trigonométrie. Nous oublions tout simplement que le Dieu vivant de la Bible est avant tout le Dieu de notre respiration? La vie est “respiration” et cette respiration est aussi essentielle à la vie que l’air est nécessaire à la survie de notre corps.
Il est donc bon, pour notre méditation, de revenir aux paroles mêmes de Jésus, celles que nous avons entendues au cours de cette Liturgie et dont la tradition sous-entend qu’elles font allusion à l’Esprit de la Pentecôte:
“Que celui qui a soif vienne à moi et qu’il boive!”
Il s’agit de boire une eau que l’on ne peut recevoir du Maître que moyennant la foi. Et Jésus de renvoyer à une promesse de l’Ecriture: cette même eau sortira du disciple croyant comme un fleuve de vie.
“Celui qui croit en moi, comme dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive sortiront de son sein”.
Cet appel vibrant de Jésus, au milieu d’une foule venue célébrer la fête des Tentes – mémorial du séjour d’Israël au désert –, cherche à éveiller la conscience de l’homme sur sa véritable soif. De quoi, en fait, notre âme a-t-elle véritablement soif? Elle a soif d’un amour qui puisse combler toutes les séparations, effacer toutes les divisions, panser les plaies des ruptures; bref, faire couler l’eau de la Miséricorde sur la terre craquelée de notre humanité, rendre enfin aux hommes une commune respiration. En fait, bien que nous l’ignorions, notre esprit a soif de la Miséricorde, la plus sublime manifestation de la Sagesse divine. C’est bien là ce que Dieu disait déjà par la parole du prophète Isaïe:
“O vous qui avez soif, venez vers l’eau (…) Tendez l’oreille et venez vers moi, écoutez et que vive votre âme (…) Que le méchant abandonne sa voie, et l’homme inique ses pensées; qu’il revienne vers le Seigneur, qui aura pitié de lui, vers notre Dieu, car il se montre riche en pardon.”
De cette eau dont parle Jésus, l’évangéliste Jean donne un commentaire sibyllin:
“Il parlait de l’Esprit que devait recevoir ceux qui croient en lui; car il n’y avait pas encore l’Esprit parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié.”
Comment l’évangéliste pouvait-il dire qu’il n’y avait pas encore l’Esprit? L’Esprit qui planait sur les eaux, aux jours de création, aurait-il replié ses ailes jusqu’au jour de la Pentecôte? Aurait-il perdu la route au moment où Abraham se mettait en chemin vers la Terre de la Promesse? Se serait-il détourné du Sinaï au jour où Moïse recevait les Tables de la Loi? Aurait-il délégué un autre esprit pour inspirer les prophètes? Se serait-il contenté d’une timide apparition en forme de colombe, au-dessus de Jésus baptisé dans le Jourdain? Que doit-on comprendre par cette étrange incise: ”Il n’y avait pas encore l’Esprit, parce Jésus n’avait pas encore été glorifié”?
Certes, l’Esprit était là et, de tout temps, l’Esprit fut là, comme il le fut avant le temps et le sera après le temps. Mais l’Esprit n’était pas reconnu pour ce qu’il était réellement, à savoir la vivante Miséricorde de Dieu. Cette Miséricorde a, de toute éternité, été offerte aux hommes et à la création toute entière, comme la force alchimique par excellence: la puissance de régénération et de transfiguration de toute chose. Mais les hommes n’ont pas reçu cette Miséricorde pour ce qu’elle était réellement. Aveuglés par le pouvoir du jugement, ignorant que “les pensées de Dieu ne sont pas leurs pensées, que les voies de Dieu ne sont pas les leurs”, ils n’ont pas reçu en conscience cette Miséricorde jusqu’en la profondeur ultime de leur être. S’ils l’avaient reçue comme telle, c’est aussi de la profondeur de leur être que cette Miséricorde aurait jailli comme une source inépuisable. Ils ne l’ont pas reçue, parce que, hélas, – et ce ne fut pas faute d’épreuves – ils n’avaient pas assez soif! Ils n’ont pas connu la soif de Jésus sur la Croix, la soif d’un corps altéré parce que portant le péché du monde, la soif d’un esprit brûlant parce que consumé par l’amour même de Dieu. Ils n’ont pas connu le désir du Fils de l’homme.
Or, c’est ce désir-là qui, s’exhalant en un dernier souffle – “Père, entre tes mains, je remets mon souffle” –, a ouvert aux hommes une respiration nouvelle. En rendant à son Père le dernier souffle de sa vie terrestre, Jésus opère en notre humanité l’échange d’une respiration qui nous purifie de toute souillure. Sur la Croix, il a reçu, en tant que nouvel Adam, le souffle d’un nouveau baiser. Ce souffle, il le transmet désormais aux hommes; c’est l’Esprit de la Miséricorde qui, définitivement mêlé à l’essence de notre esprit, peut faire jaillir des profondeurs de notre être, les eaux de la vie. Ainsi s’accomplit la prière du psaume cinquante: “ Tu m’as instruit des profonds mystères de la Sagesse (…) O Dieu, crée en moi un cœur pur, renouvelle en mon sein un souffle de droiture”. C’est, en effet, sur la Croix que la soif paradoxale de Jésus a ouvert en nous les eaux du Ciel, qui sont à la fois les eaux de la Sagesse et de la Miséricorde.
Que s’approche désormais celui qui, dans sa soif, tout en étant saisi de vertige devant l’immensité de sa propre faiblesse, n’en brûle pas moins de compassion pour la misère des hommes. Qu’il s’approche de la coupe de Miséricorde et qu’il boive, avec foi et crainte de Dieu, le sang de la Compassion divine. Il pourra célébrer en conscience et en vérité le Mystère de la sainte Pentecôte, chantant avec ses frères: “Nous avons vu la Lumière véritable, nous avons reçu l’Esprit céleste, nous avons trouvé la vraie foi en adorant l’indivisible Trinité, car c’est elle qui nous a sauvés.”